Le convoi

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L'éclat immaculé de la route se diluait dans la nuit ; tunnel sans début ni fin, distordu par les soubresauts de la motoneige. Constellée de bitume glacé aux esquilles opalines, l'obscurité prenait vie dans le faisceau des phares ; hachée par leur lumière blafarde, elle avalait, en un instant, tout ce que le mort paysage jetait sur leur passage.

Hypnotisée par le spectacle, Naola somnolait, bercée par le discret bourdonnement du moteur et les lamentations des skis glissant sur la poudreuse. La tête basse, les yeux mis-clos, le nez camouflé derrière plusieurs couches d'écharpes et une lourde cape, la jeune femme écoutait le vent siffler contre la carlingue, dans l'espoir que l'obsédante mélodie mécanique parvienne à la distraire de son inconfort.

Assise à califourchon à l'arrière du véhicule, elle ne sentait plus ses jambes, anesthésiées par le froid depuis longtemps, mais percevait toujours avec autant de précision sa magie filer hors d'elle, de son concentrateur coincé entre son gant droit et sa paume, vers le module d'alimentation de la bécane.

Le voyage durait depuis plus de vingt-quatre heures. Plusieurs pilotes mécartificiés s'étaient relayés, mais Naola, elle, n'avait pas bougé. Elle fournissait sa magie au convoi, carburant indispensable à leur bonne avancée, presque à mesure que son organisme la produisait. L'engin de tête tractait une dizaine de traîneaux sur lesquels s'étaient entassés de nombreux mécartificiés. Bien plus que n'aurait dû pouvoir remorquer la motoneige.

Non loin dans la nuit, Xâvier alimentait un second véhicule tirant une caravane tout aussi conséquente. Mattéo, quant à lui, survolait la troupe, effaçait leurs traces, assurait le maintien des sortilèges de camouflages qui devaient protéger les réfugiés d'éventuels poursuivants.

Deux jours plus tôt, Louve avait donné l'ordre de fuir la Fédération aux mécas, ne gardant avec elle que ceux qui étaient déterminés à se jeter dans un affrontement sans issue. Le trio de sorciers, tout juste débarqués sur place, avait assisté à son discours.

« Maintenant qu'on est dans le collimateur de Leuthar, y'a zéro chance qu'il laisse couler, avait-elle annoncé à la foule serrée sur l'esplanade principale du camp. L'Ordre pardonne pas aux humains qui s'opposent à eux comme on l'a fait, je suis sûre que vous avez tous au moins un ou deux exemples tragiques de ça. Bha je suis au regret de vous dire que le prochain exemple tragique est pour notre gueule. Je sais qu'il y en a ici qui veulent en découdre. J'en suis. Mais je forcerai personne à se sacrifier. »

Louve avait énoncé en mots simples le peu d'alternatives offertes aux survivants de Niemen – l'exil ou la guerre. Ils avaient organisé au mieux l'impossible logistique de leur exode : déplacer plusieurs centaines de mécartificiés, souvent blessés, aux mécas endommagés ou à sec, par voie terrestre, sur presque un millier de kilomètres, vers le plus proche voisin de la Fédération, la cité état de Baranavitchy. Des heures de transhumance sur la glace stérile.

Naola sentit un frisson remonter le long de son échine, du bas de son dos jusqu'à sa nuque. Elle sursauta et rouvrit brusquement les yeux. Au loin, sur l'horizon, un mince liseré préfigurait l'aube. Elle avait dû s'assoupir.

« Le réservoir est quasi vide », cria le pilote par-dessus son épaule.

La sorcière, embrumée de sommeil, grogna en réponse. Elle tremblait de froid et de fatigue et elle dut fournir un effort conscient pour parvenir à bouger ses doigts crispés sur le module d'alimentation. Sa main libre tâtonna sous sa cape, glissa sous les couches de tissus jusqu'à s'acharner sur les cordons raides de sa besace et en tirer un accélérateur. Son regard s'échoua contre l'arête de l'objet pyramidal et se perdit dans ses reflets moirés.

Avant le départ du convoi, les mécartificiés avaient forcé Gamp à recharger l'artefact jusqu'à ce qu'il défaille. La magie pure pouvait ainsi être conservée sur quelques dizaines d'heures. Une fois libérée, elle suffirait amplement à remettre Naola en forme et propulser la motoneige à destination. La jeune femme aurait déjà dû s'en servir au lieu de s'entêter à vouloir repousser ses propres limites jusqu'au malaise, mais elle répugnait à intégrer à son organisme quoique ce soit qui ait été produit par son tortionnaire.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant