Pour l'Ordre

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Vallons et ravines carbonisés jusqu'au sang ; cratères vermillon couronnés de crêtes calcinées ; caldera horrifique et ruisselante de lymphe qui, sous les doigts d'Adélaïde, perdait du terrain sur la peau de Fillip. Centimètre après centimètre, le ravage des flammes reculait lentement, baigné par la douce lumière émise par le concentrateur médical de la jeune femme.

La victoire sur Niemen avait l'odeur d'un corps brûlé.

Un sort barrait l'incendie, un autre stérilisait les plaies, la magie recomposait les chairs, reformait les terminaisons nerveuses, restaurait derme et épiderme, tissait une peau nouvelle. Fillip se taisait. Peu à peu, son dos, ses bras, son torse retrouvaient un aspect soutenable et la douleur diminuait.

Adélaïde excellait aux soins des brûlures, une spécialité qu'elle avait choisie, à sa demande, bien des années plus tôt, à tout juste vingt ans. Elle venait de rejoindre l'Ordre quand il s'était porté à sa rencontre, avec sa grande gueule déjà rapiécée par la vie, directement au milieu de la foule qui se dissipait après un discours de Leuthar. Ils ne s'étaient jamais parlé et il s'exprimait encore, à cette époque, avec un très fort accent Iskaărien qui avait rendu sa requête intelligible. Prometteuse petite frappe bien trop haute dans la hiérarchie des vestes grises pour son âge — à peine dix-neuf ans ! — il se destinait à un ambitieux avenir et voulait une barreuse parmi ses proches. Pour pouvoir étudier l'élémentarisme de feu et en faire son atout, il lui fallait quelqu'un qui sache soigner les brûlures. Qu'Esther soit une Cromwell et que, par naissance, elle ait hérité de plus de pouvoir qu'il n'en aurait jamais, il n'en avait eu rien à faire, il n'avait vu que ses connaissances et le cursus de médecine qu'elle suivait alors.

Naturellement, elle l'avait envoyé balader de toute sa froide ascendance aristocratique, éconduit et oublié presque aussitôt. Il s'était obstiné, avait saisi toutes les occasions pour renouveler sa demande, avait feint l'amitié jusqu'à ce qu'elle acquière des airs de réalité. Quand les plus tenaces de ses pourtant nombreux prétendants s'étaient lassés, lui avait résisté, intéressé par son talent et ses compétences plutôt que son titre et sa fortune.

Au moment d'orienter sa carrière, elle s'était dirigée vers les affections de la peau, et, plus tard encore, consacrée aux brûlures graves. Les soins qu'elle lui prodiguait dans la proprette infirmerie du fortin de Niemen faisaient écho à des centaines d'autres.

« Tu n'étais pas dédoublé ? » demanda Adélaïde lorsqu'elle n'eut plus besoin de toute sa concentration pour accomplir sa tâche.

Ils étaient seuls, sans quoi elle n'aurait pu évoquer le sujet. Fillip s'était détendu peu à peu et somnolait, les yeux clos et la tête basse. Une nuit et une matinée s'étaient écoulées depuis le départ des fédérés. Leuthar, vite retourné à Stuttgart, leur avait confié la gestion de la ville et l'organisation des opérations à venir. Personne n'avait dormi.

« Non, pas pendant ce genre de mission, répondit-il d'une voix rauque.

— Ça serait pas mal pourtant niveaux soins... Tu révoques la version la plus amochée : ça me donnerait moins de boulot.

— Un jour, je pourrais me permettre ça, confirma-t-il. Mais, comme ça divise ma magie, pour l'instant je manque de puissance en combat. J'ai pas voulu prendre de risques et j'ai bien fait.

— L'Once ne t'a pas loupé... »

Il haussa les épaules, ce qui lui valut un claquement de langue agacé de la part de la médecin.

« Je lui ai bien rendu. Tu as bientôt terminé ?

— Oui, si tu te tiens tranquille. »

Adélaïde compléta avec application ses soins et, lorsqu'elle les estima enfin achevés, traça sur le dos de son patient un signe de guérison, du bout des doigts, geste rituel pratiqué par tous les médics ou presque. La doctoresse n'aurait su dire s'il relevait d'une réelle protection ou d'une simple superstition. Elle se laissa tomber à la renverse sur le lit médical de la petite pièce, avec un long soupir de lassitude. Elle était restée debout pendant tout le processus, voûtée sur Fillip. La tête de l'Iskaărien ne tarda pas à apparaître dans son champ de vision. Il se pencha vers elle, déposa un baiser sur ses lèvres et glissa ses doigts dans ses cheveux, pour lui masser le front et les tempes.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant