Crémation

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« Adélaïde ! Adé ! »

Les cris, étouffés autant qu'affolés, tirèrent la jeune femme de sa léthargie. Elle grogna, tenta un mouvement, et sentit son ventre perclus de douleurs. Elle y porta sa main, toucha le tissu de sa chemise empoissé par le sang, laissa aller sa tête sur le côté, épuisée. Combien de temps était-elle restée inconsciente ?

« ADÉ » pressa la voix au-dessus d'elle.

La cavité dans laquelle elle était coincée s'ouvrait d'une fissure vers l'extérieur, une chance sans laquelle la sorcière aurait probablement suffoqué. À tâtons, la jeune femme dessina un sortilège lumineux dans la poudreuse. Le maléfice luisait faiblement, mais grimpa le long de la paroi, jusqu'à la surface. Adélaïde toussa, prise de vertiges.

Au bout d'un temps indéfinissable, elle entendit gratter non loin, et vit la glace s'effriter, puis laisser paraître l'expression affolée de Fillip. Il dégagea les éboulis autour d'elle, la tira du piège avec mille précautions et l'allongea dans la neige. Elle remonta mollement son bras en travers sa figure pour se protéger de la lumière. Dans le brouillard, elle percevait la panique du sorcier, sa respiration saccadée, sa peau brûlante contre son visage.

« Je vais toucher ton concentrateur, te donner de l'énergie », murmura-t-il au-dessus de son front.

Il chercha sa main, l'enlaça et referma les doigts autour de sa chevalière. La magie de l'enchanteur pulsa dans sa paume, se mêla avec douceur à la sienne. Adélaïde, lentement, reprit pied. Dès qu'elle s'en sentit capable, elle déploya son concentrateur médical et le plaqua contre son abdomen, tissant un sortilège de soins qui délia son corps de soulagement.

« C'est bon, tu peux arrêter », murmura-t-elle au terme de longues minutes.

Fillip lui saisit le poignet délicatement et le déplaça jusqu'à son épaule. Focalisée sur les dommages de son ventre, elle en avait oublié la plaie béante sur sa clavicule cassée. Elle esquissa un rictus et obtempéra. Lui aussi devait écouter son souffle, car il sut l'instant où elle se considéra comme hors de danger. Il glissa ses mains sous son dos et la souleva avec précautions, puis la tint tout contre lui. Elle le serra contre sa poitrine, redressa la tête et l'embrassa. Il lui offrit en échange un sourire lumineux, vibrant de soulagement.

Il l'aida à se relever et elle put, enfin, prendre la mesure des dégâts : la planque s'était effondrée depuis l'intérieur, les étages successifs, des terrasses éventrées aux caves, chaque niveau s'ouvrait au ciel, enchaînements de couches envahies par la poudreuse, la glace et les gravats.

« Ah ouais, quand même.

- Tu as une idée de ce qui s'est passé ? »

Adélaïde lui lança un regard de biais.

« Tu t'es changé, remarqua-t-elle.

- Ouais, on peut dire ça comme ça.

- Qu'est-ce qu'il se passe, Fillip ? »

L'homme haussa les épaules, les yeux fixés sur un point sur l'horizon.

« Ça ne va pas beaucoup te plaire », prévint-il.

Quelques minutes plus tard, Josko débarqua, l'hexoplan lesté d'un long paquet recouvert d'un tissu blanc. Un corps. Il ralentit à leur approche, jusqu'à s'immobiliser dans les derniers mètres. Adélaïde devina son expression incrédule. Il manœuvra pour se poser à quelques pas du couple, puis sauta au sol.

« Bha, je m'attendais pas à vous voir en si bonne forme, chef », s'exclama-t-il en se grattant l'arrière du crâne.

Adélaïde, livide, s'avança vers le cadavre et découvrit, sous le tissu, les traits de Fillip figés de douleur dans la mort. Lèvres pincées, elle s'agenouilla et entreprit d'ausculter la dépouille pour définir les causes du décès. Elle ignorait que Fillip eut dans sa manche ce type de mauvais tour. Les maléfices de dédoublement les plus répandus, quoique pratiqués par une poignée d'enchanteurs d'un niveau déjà certain, avaient tous le désavantage de reproduire fatigue et traumatismes entre les différentes manifestations d'une même personne. Un coup reçu sur l'une des copies se répercutait sur tous les avatars. En contrepartie, les sensations et l'information circulaient d'un clone à l'autre.

Fillip ignorait tout de la situation et la blessure mortelle aurait dû faire trépasser toutes les versions de lui-même - ce qui n'était, à l'évidence, pas le cas. Quelle que soit la technique qu'il avait employée, elle relevait de l'extraordinaire. Par delà le choc, Adélaïde sentit poindre un soupçon d'admiration.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda sèchement Fillip.

- Une fois remonté de là avec William, vous vous êtes tout de suite lancé à la poursuite des mécas. J'ai évacué Will, qui était salement amoché, jusqu'au QG, puis j'ai essayé de vous rejoindre. On n'avait que quelques minutes d'écart, mais je vous ai trouvé... enfin, votre corps, j'imagine... comme ça, au milieu de la lande avec la motoneige explosée, et des traces d'affrontement tout autour. »

Fillip lâcha un juron en Iskaărien. Il interrogea Adélaïde du regard, qui se redressa lentement, pour contenir sa nausée.

« Nuque brisée, précisa-t-elle d'une voix égale.

- C'est quand même pas ces foutus mécas qui m'ont épinglé ! », s'énerva-t-il.

Il marcha un instant de long en large, puis se passa les paumes sur le visage, luttant pour regagner son calme. Parcouru d'un long soupir qui souleva ses épaules et ses poings serrés, il ferma les yeux, puis se décida.

Froidement, il découvrit son cadavre et l'inspecta, récupérant ses effets dans les différentes poches de ses vêtements. Adélaïde, une main en travers de la bouche, recula de quelques pas. Josko, comme elle, peinait à se détacher de l'étrange et morbide scène. Fillip se redressa et incendia sa dépouille d'un puissant sortilège, sans plus de cérémonie. La perte de son double ne semblait pas avoir amoindri ses capacités magiques, bien au contraire, songea la sorcière, hypnotisée par le brasier.

Le corps crépita et siffla, dégageant une horrible odeur de chair brûlée. Fillip, d'un geste du concentrateur, les isola du bruit et des relents cramés, puis il entra dans le champ de vision de la jeune femme et l'entoura de ses grandes mains, soucieux - ou choqué, Adélaïde n'aurait su le dire.

« J'ai un témoin de promesse sur moi », annonça Josko avec gravité.

Fillip le dévisagea longuement, avant de hocher la tête. Il se détacha à regret de sa compagne, sans la lâcher, l'éloignant avec lui du macabre spectacle. Le témoin de promesse, une bille d'iris à peine plus grosse qu'une cerise, permettait à n'importe quel sorcier d'inscrire des serments dans la magie et jusqu'au plus profond de leur corps. Josko, en proposant de s'y soumettre, démontrait la finesse avec laquelle il avait saisi la situation : le pouvoir de Fillip, tout comme l'incident, devait rester secret. Tous trois le jurèrent, scellant leur silence sur le métal des enchanteurs.

« Il va falloir faire taire la fille et les deux mécas », articula Adélaïde, les yeux fixés sur la marque sombre laissée sur sa peau par l'artefact.

Elle ne s'estomperait qu'au bout de plusieurs heures.

« Les mécas mourront à Niemen, quoiqu'il en soit, répliqua Fillip.

- Je m'occupe de la sorcière », proposa Josko.



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Hummm barbecue !

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D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant