Le mnémotique

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Assise dans son fauteuil favori, celui qui lui était encore attitré bien qu'elle ait depuis longtemps quitté le domicile familial, le dos droit et la nuque raide, Esther Cromwell ne parvenait à détacher son attention de l'enveloppe en papier kraft posée sur la table basse. Ses yeux détaillent sans la voir la belle – mais impersonnelle – calligraphie que formait son patronyme complet. Esther Cromwell, et pas Adélaïde Longfollet, à qui le message, ou plutôt la menace, était pourtant adressé.

La sorcière n'osait redresser la tête vers son vis-à-vis, craignant la colère qu'elle lirait dans son regard. Lasse et nerveuse, elle ne sentait pas la force de l'affronter. La situation s'était si vite dégradée.

La veille encore, Fillip avait évoqué l'évasion de William Gamp lors d'une réunion avec ses plus proches collaborateurs. Depuis la prise de Niemen, le lieutenant de Leuthar s'était constitué une équipe de sorcières et de sorciers dont il sollicitait les conseils et avec laquelle il gérait les différents fronts de l'Est ; des hommes et femmes de main, partisans ou petits leaders locaux, dont la loyauté lui était acquise. Adélaïde, évidemment, en faisait partie.

Gamp n'avait pas été le sujet principal, bien que personne ne sache qui avait commandité sa fuite. On ne s'attendait pas à la voir apparaître de si tôt. La conversation avait été monopolisée par la tentative d'infiltration d'un groupe de PMF dans l'enceinte de la ville durant la nuit. L'opération, vite déjouée par quelques sortilèges incendiaires prisés par les Vestes Grises aux ordres de Fillip, s'était avérée être une diversion pour permettre à une grande partie des mécartificés réfugiés de prendre discrètement la route de l'exil.

Un bon débarras pour la Fédération, avait conclu Fillip, quoique son amertume d'ainsi s'être fait berner était clairement apparue à tous. Adélaïde avait dû s'éclipser avant la fin de la séance, rappelée en urgence par l'hôpital central de Stuttgart pour — ô surprise — traiter les graves brûlures d'une poignée de soldats rentrés grièvement blessés de mission. La doctoresse Esther Cromwell avait, après tout, suivi une longue spécialisation dans ce type de lésion et ses compétences en la matière étaient reconnues par ses pairs. Esther, lorsqu'elle endossait sa blouse blanche, soignait sans distinction.

À cette intervention d'urgence s'était ajoutée une dizaine d'heures de garde, acceptées pour dépanner au pied levé une collègue. Esther n'était jamais d'astreinte : elle tenait officiellement un cabinet privé — et factice — qui la dispensait de tout compte à rendre à l'hôpital. Elle offrait néanmoins volontiers un coup de main lorsque l'occasion se présentait, la sympathie qu'elle inspirait ne pouvant être que bénéfique, tant à sa couverture qu'à la réputation de sa famille.

Son service, par ailleurs, s'était écoulé sans plus d'encombre qu'une journée aux urgences, les plus infimes bobos succédant sans logique aux situations les plus critiques, celles des décisions vitales prisent sur le fil, guidées par l'expérience et l'adrénaline. Esther aimait cette tension et entrait en garde comme dans un tunnel, satisfaite de son travail — quoiqu'elle l'eut bien moins apprécié si elle avait été contrainte à s'y soumettre régulièrement.

Assise, en salle de repos, un ersatz de café à la main et sa blouse remisée dans son sac, elle s'apprêtait à débaucher lorsqu'un secrétaire l'avait interpellée : on avait déposé du courrier pour elle à l'accueil. Esther était rentrée chez elle avec cette enveloppe kraft qu'elle avait ouverte, non sans curiosité. Elle ne recevait que rarement des correspondances à l'hôpital.

Un léger malaise l'avait saisie lorsque l'emballage avait dévoilé son unique contenu : un papier mnémotique, simple page aux reflets irisés très caractéristiques, sans aucune autre explication.

Les enchanteurs se servaient de ce type de support pour répertorier des souvenirs et enregistrer des connaissances à même la mémoire de leurs détenteurs. Par extension, la société sorcière l'avait aussi promu en objet de divertissement, y inscrivant des œuvres de fiction, des livres et toutes sortes de distractions plus ou moins nobles.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant