Trois Cent Huit

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Une grande sorcière aux longues et fines mains pâles se tenait penchée vers la table, courbée au point que son front touchât presque le coffret en métal brut qu'elle manipulait, ses cheveux blancs en cascades si vives que Naola, fascinée, distinguait mal son visage. Conjointement au cliquetis du cadenas, ses traits passèrent d'une neutralité avenante à la lassitude la plus profonde, si vaste que la jeune femme en frissonna et détourna les yeux.

Ditte Kristoffersen, ainsi qu'Alix l'avait présentée, comptait un nombre d'années extravagant, mais n'en paraissait rien ; elle avait été le maître de Leuthar et rompait son exil loin de la Fédération pour se joindre à l'entreprise suicidaire montée par l'Once.

Elle tentait de réparer une situation que son orgueil et son aveuglement avaient installée.

Naola esquissa un froncement de sourcils. D'où lui provenait cette profonde intuition quant à l'état d'esprit de l'intimidante enchanteresse ? Son attention se perdit sur le chiffre qu'affichait l'artefact et elle comprit. En plus de trois cents boucles, le temps lui-même s'étiolait et, poreux, soufflait à sa conscience les murmures de conversation qui n'avaient jamais eu lieu. Mais pourquoi, par Merlin, elle qui était condamnée à attendre dans l'angoisse la fin des affrontements, avait-elle eu à discuter avec cette femme ?

« Nous y sommes presque », affirma Ditte de sa voix claire et calme.

Toute fatigue avait déserté son expression quand elle se redressa et elle planta son regard directement dans celui de Naola, à qui elle tendit la main. L'avant-bras de Mordret se rabattit sur le torse de sa protégée, alors qu'elle esquissait un mouvement de recul, prise au dépourvu. Louve n'ajouta rien, mais son visage s'était fermé et elle croisa les bras. Par-dessus son épaule, la jeune femme jeta un coup d'œil au vampire et constata qu'il avait découvert ses canines, menaçant.

« Non, gronda-t-il d'un ton sans appel.

— Assez, Mordret, claqua Ditte tout aussi sèchement. Tu as vu le chiffre. S'il y avait une alternative, je l'aurais suivie et tu le sais. »

Quelque chose tranchait au fond de sa voix, comme une lame implacable. Naola se dégagea avec douceur de la main de son ancien patron et, sans un mot, saisit la paume tendue par Ditte.

Submergée par des visions d'elle-même, son corps s'écroula et elle perçut la poigne glacée de Mordret se refermer sur son épaule pour la retenir, avant d'être comme aspirée au-delà du monde physique, dans un néant sans couleur ni sens ou dimension.

Une grande et belle femme aux cheveux blonds et raides émergea du vide, ses yeux limpides posés sur elle et sa main fermement resserrée autour de la sienne. Naola l'observa avec perplexité. Elle aurait dû se sentir terrifiée et sans doute aurait-elle paniqué s'il n'avait émané de l'apparition l'impression d'une infinie bienveillance — teintée de lassitude.

Ditte ! réalisa la sorcière. La très vieille Ditte, telle qu'elle se percevait toujours, dans la force de l'âge.

Ne t'éparpille pas, conseilla le fantôme flamboyant, et Naola constata avec surprise qu'elle ne partageait plus une poignée de main. À la place, leurs doigts regroupaient d'innombrables cordelettes multicolores qu'une méchante brise tentait de disperser. La femme lui adressa un sourire triste, alors qu'elle filait et tressait sans relâche.

Ton esprit a du mal à rester uni, nous avons fait cela tant de fois. Tu te partitionnes pour suivre le djinn et j'ai de plus en plus de difficultés à te garder près de moi, Mäuschen. J'ignore quels effets cela aura sur toi, une fois tout terminé. Heureusement, nous approchons du terme, quel qu'il soit.

Le poids de leurs échecs s'abattit sur le cœur de Naola avec une telle violence qu'une rafale défit quelques brins colorés qui cinglèrent les mains de Ditte. L'enchanteresse tint bon.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant