Célébration

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Sur le parvis du fortin, la fête battait son plein. On avait dégagé à la hâte les décombres des affrontements et entassé portes, mobilier brisé, poutres, ou autres éléments de charpente hors d'usage, que l'on avait embrasé en grands feux de joie. Les brasiers montaient à l'assaut du ciel de plomb et enivraient les nombreuses âmes rassemblées sur l'esplanade. À moins que ce ne soit le vin et la bière.

Les pieds des danseurs battaient le pavé, noyés par la chaleur des flammes ; des sarabandes allègres se formaient ; spontanées, elles emportaient en un instant tous les badauds attroupés, serpentaient quelques dizaines de mètres d'une course effrénée durant laquelle aucune magie n'aurait pu prévoir les gais soubresauts de leur chorégraphie ; puis elles se dispersaient, abandonnant à la foule leurs otages hilares, jusqu'à ce qu'un des musiciens disséminés dans la fête entame les mesures guillerettes de la suivante.

Violons, tambours, synthétiseurs, trompettes, maracas et guitares égaillaient l'assemblée et Naola, installée en haut d'une pile de gravats, une grande chope de bière à la main, s'étonnait qu'autant de mécas sachent jouer d'un instrument. Elle qui n'intervenait, d'habitude, que pour réparer les prothèses après des drames n'avait eu que rarement l'occasion de célébrer quoique ce soit avec la population de Niemen, et jamais une telle victoire.

Alors que Mattéo, Kímon et elle descendaient sous terre, Louve, ainsi qu'une petite centaine des siens, avait donné l'assaut à la ville. Les échauffourées avaient fait quelques blessés, mais, jusqu'à ce que le piratage de Kímon prenne effet, l'attaque avait surtout ressemblé à une opération suicide. Puis l'optium était tombé. Les hommes et femmes de l'Ordre avaient mis un certain temps à comprendre pourquoi leurs camarades, transférés plus loin pour couper la route à un fugitif ou spontanément déplacés de quelques mètres pour éviter un tir, ne réapparaissaient plus.

Le mot d'ordre avait fini par être transmis, mais les sorciers, si habitués aux transferts, étaient alors presque passés minoritaires et lutter sans cet artifice présentait un handicap tel que bon nombre avaient déserté.

Les affrontements avaient sévi jusqu'à midi, quand Louve et ses troupes étaient entrées dans le fortin. Xâvier, qui l'avait accompagnée durant toute l'opération, s'était alors couplé aux sortilèges de défenses de la ville. Il les avait solidement rétablis, forçant les dernières vestes grises à se replier pour ne pas se retrouver piégées entre les murs.

Louve avait immédiatement décrété Niemen comme cité indépendante, transmettant une déclaration de sécession en bonne et due forme à Stuttgart. Depuis, la fête battait son plein. Tous savaient qu'il ne se tiendrait plus de telles festivités avant longtemps, car ni l'Ordre ni la Fédération n'allaient apprécier la démarche. L'ambiance n'en était que plus euphorique.

Mattéo, assis juste à côté de Naola, avait une main posée sur une de ses cuisses et le flanc contre le sien. Bien qu'il ne but jamais, un sourire détendu éclairait ses traits alors qu'il discutait avec Xâvier et deux autres mécas, qui, eux aussi, avaient trouvé avisé de faire salon dans les décombres où ils s'étaient installés. Le borgne, loin, pour sa part, d'en être à sa première pinte, mimait avec force gesticulations les moments les plus marquants des affrontements. Il avait participé aux combats dès le début de l'assaut — sous une apparence de couverture, bien sûr — et avait, semblait-il, beaucoup impressionné ses compagnons d'armes. Il avait, de fait, largement dépassé le décompte de Mattéo qui l'observait avec un mélange de fierté fraternelle et de jalousie, dans une expression toute adolescente que Naola jugeait à la fois attirante et attendrissante.

Louve, centre de toutes les attentions, avait traîné Kímon dans la foule et veillait à ce qu'il reçoive sa part des honneurs. Si timide et réservé que soit le jeune webster, il s'était peu à peu détendu, submergé par la houle joyeuse de leurs camarades les portant aux nues. Il avait dû boire, lui aussi, car un sourire vague animait son visage d'habitude inexpressif. Il parlait avec une méca à peine plus âgée que lui et Naola vit ses joues rosir, il se gratta l'arrière du crâne, gêné, et comme la fille lui assenait un coup de coude amical, il éclata de rire. Puis la musique les emporta loin de la sorcière, qui se mit en devoir d'aller remplir sa chope.

D'iris et d'acierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant