Chapitre 5

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Félix et sa maman ne s'étaient dit aucun mot depuis le matin même. Le garçon de vingt-ans avait passé la porte de sa chambre à 11h, déambulé jusqu'à la cuisine pour son café matinal mais n'avait pas mangé. Félix ne mangeait plus le matin, cela faisait bien longtemps. Elle, l'avait vu s'asseoir dans la véranda et ne pas en décoller de la journée. Elle l'avait très peu observé en réalité. Le dialogue avec son fils n'était plus celui d'avant. Félix avait fini par bâtir une bulle autour de lui et personne n'osait jamais la franchir. Cela faisait plusieurs mois que Félix s'était distancé. Le couple parental ne battait pas de l'aile non, mais les relations n'étaient plus celles qu'elles avaient été et, les deux hommes de la maison ne s'étaient plus adressés un mot depuis des mois. Au plus grand questionnement de la femme qui habitait entre eux. La mère pour l'un, l'épouse pour l'autre.

À cette heure-ci, assise à l'autre bout de la table, son enfant en face, elle tripota du bout de sa fourchette la nourriture qu'elle avait trop salée. Félix força le passage des aliments dans sa gorge, les sourcils froncés, yeux cernés, teint pâle. Et madame réalisa. Elle réalisa pour du vrai, qu'elle n'avait pas vu que quelque chose clochait et que la cause lui échappait complètement. Quelque chose n'allait pas et Siloé Evrard, le fils de la voisine d'en face, avait ouvert la porte à ce qu'elle n'osait pas imaginer.

Elle s'apprêta à ouvrir la bouche, souhaitant simplement entendre le son de la voix de son fils, sans même avoir une idée du premier mot qu'elle sortirait. Rien n'avait plus de sens, rien n'avait d'envers et d'endroit. Elle ouvrit les lèvres et laissa échapper un faible début de parole immédiatement coupé par un cri dans la rue. Félix autant qu'elle, tourna la tête vers l'extérieur. Dans la rue, une silhouette se tenait au milieu de la route et criait des mots rendus incompréhensibles par l'épaisseur des vitres.

Félix se leva de sa chaise, inquiétude dans le regard. Ses paupières ne clignèrent pas une fois.

Il faut dire que passé 19h, plus personne ne parle, dans les rues du square Jandré. Encore moins on ne crie. Le jeune homme de vingt-ans mit une main sur la vitre et y colla son front pour mieux y voir, talonné par sa mère.

Dans le sombre de la nuit tombée, leur voisine d'en face marchait à grands pas sur le bitume, cherchant désespérément autour d'elle, les yeux exorbités par la peur. Cette femme, il la connaissait bien, et il se souvenait parfaitement du jour où il l'avait vue pour la première fois.

La famille de Félix avait emménagé dans la rue du square Jandré un 9 juillet. C'était en 2009. Il y a dix années. Ils arrivaient tout droit du sud de la France, après que le père de famille eut été muté pour son travail. Félix avait toujours su que sa mère n'avait jamais eu envie de venir vivre à Paris. Même si leur banlieue était chic. Elle avait dit oui car elle aimait son mari, et que son mari se faisait une joie de vivre la vie policière parisienne. Les parents de Félix avaient acheté cette maison sur Internet, sans même la visiter. Ils n'étaient pas si mal tombés, elle était en excellent état et se trouvait dans l'une des seules rues fleuries de la banlieue.

Ce jour-là d'été, quelques jours après leur arrivée, les parents de Félix se bagarraient avec un meuble de cuisine. La vis ne voulait pas s'implanter dans le mur. L'un soutenait qu'il fallait une perceuse plus chère, l'autre pestait qu'il ne suffisait qu'à savoir se servir de ses mains pour y parvenir. Et le gamin, du haut de ses 10ans, avait perdu tout repère.

Le petit Félix jouait à faire traîner des cailloux sur le sol du porche, laissant des filets blancs sur leur passage. Des copains à des centaines de kilomètres, une rue, une maison, une chambre qu'il ne connaissait pas, une nouvelle vie qu'il était certain de ne jamais pouvoir reconstruire. Mais Félix avait prévu son plan, depuis qu'il était arrivé et dès qu'il le pourrait il prendrait ses affaires et fuguerait pour retourner à Marseille fêter Halloween avec ses amis de l'école.

Une femme était sortie de sa voiture, sur le parking de la maison juste en face. Elle tenait un tout petit garçon d'à peine trois ans dans ses bras. Celui-ci hurlait à la mort. Pourtant, elle prit le temps de poser les yeux sur le gamin qu'il était et lui fit un signe de la main avant de rentrer dans la maison.

Félix mit ses mains dans ses poches et baissa les yeux vers ses cailloux. Il n'avait aucune envie de lui répondre, il n'avait pas envie d'être le petit garçon agréable des nouveaux voisins, il n'avait eu aucune envie de déménager et personne ne lui avait demandé son avis, par ailleurs.

Le garçon avait donc passé son après-midi à divaguer, faisant les mille pas sous le porche, regardant les voitures passer dans la rue, une chaise en plastique spectatrice de ses bougonnements. Tout était nul. Rien n'avait de saveur.

Un petit garçon passa la porte par laquelle la femme de tout à l'heure était entrée. Il n'y prêta pas vraiment attention, car ce gamin était nul, lui aussi. Ce petit gars, à peine plus jeune que lui tira du pied dans un ballon jaune qui passa d'un bout à l'autre du jardin. Il jouait seul. Qu'il y reste, seul ! pensa Félix. Ce gosse ne serait jamais son ami !

Le petit garçon d'en face ne sembla pas s'apercevoir de sa présence immédiatement, lui. Le petit Siloé, sept ans à l'époque, n'avait pris son ballon pour jouer dehors que parce que son petit frère de trois ans piquait des crises à longueur de journée. Cela lui faisait mal à la tête. Enervé et seul, il passait sa colère en shootant dans cette balle qui n'allait jamais assez loin à son goût. Plus il tapait dedans, plus il avait envie de l'envoyer loin, loin, loin... Un ultime coup, tapé de la surpuissance de sa force propulsa le ballon par-dessus la clôture de son jardin, au-dessus de la rue, et au dessus de la clôture des voisins d'en face. La balle termina sa course aux pieds d'un garçon que Siloé n'avait encore jamais vu. Le temps flotta. Un petit moment hors du temps, où Siloé posa les yeux sur Félix et où Félix posa les yeux sur Siloé. Deux garçons en colère, l'un en face de l'autre. Siloé se demanda l'âge du garçon, il avait l'air plus vieux. Félix, lui, était confus d'un coup, il avait failli se prendre le ballon dans le visage. Il se contenta de le ramasser à ses pieds et hésitant une seconde, le repassa en travers de la route pour le lui rendre. Siloé l'attrapa depuis son jardin et pour la toute première fois Félix osa le regarder dans les yeux. Verts. Flamboyants. Pigmentés de tâches dorées. Siloé esquissa un petit sourire, le garçon d'en face le zieutait comme une bête curieuse, un étranger. Siloé aurait simplement pu récupérer son ballon et continuer à jouer seul en veillant à ne plus l'envoyer à l'autre bout du monde. Mais pour l'heure, il se contenta de ne l'envoyer que de l'autre côté de la rue, une nouvelle fois.

Le petit garçon d'en face... tout avait commencé là pour Félix. Avec un ballon jaune et des yeux verts. Et si Siloé n'avait ressenti à cette époque qu'une envie de jouer au ballon, Félix avait trouvé une certaine saveur à Paris.

Du vide et du vent (BxB)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant