Lorsqu'il avait quitté sa maison et son pays natale, Siloé avait laissé derrière lui tout moyen de communication le reliant de près ou de loin à un quelconque membre de son entourage. Famille ou ami, tout le monde était logé à la même enseigne. Téléphoner à Siloé revenait à passer un coup de fil au beau milieu de l'Espace.Ce téléphone, était exposé en évidence sur le bahut du salon, comme une pièce à conviction. À aucun moment la police ne l'avait réquisitionné pour enquêter. Cela ne servait à rien dans le cadre d'une enquête où le disparu à lui-même souhaité disparaître.
Siloé aurait tout aussi bien pu embarquer son téléphone, et faire comme d'autres, casser la puce, démolir l'écran, le jeter dans la Seine. Mais il l'avait laissé dans sa chambre. Il n'était pas question que cela soit autrement. Tout ce qu'il contenait à l'intérieur, avait été d'une importance sans pareil. Les téléphones en disent long sur leur propriétaire.
070116. C'était le code qu'il fallait entrer sur l'écran verrouillé pour que le monde virtuel de Siloé ne soit révélé. Si quelqu'un avait eu connaissance de ce code, les parents du garçon seraient alors tombés sur des tas de photos, des vidéos, des messages. Une vie entière de laquelle ils avaient été évincés, depuis le jour où leur fils Siloé avait rencontré le regard de Félix. Ces deux-là étaient un secret, un mystère du monde. Cela ne les auraient pas aidé à savoir où il était parti, mais ils auraient pu avoir une idée du pourquoi.
Siloé s'était racheté un téléphone, depuis son arrivée à New York. Ce n'est pas parce que le jeune homme s'était séparé de son ancien qu'il avait décidé de vivre comme un ermite du XVIIIème siècle. Il fallait bien ça pour se repérer dans une ville comme Manhattan. Siloé fuyait sa vie certes, mais pas le reste du monde.
Le seul contact dans son répertoire ? Paul. Ce fameux Paul dont il n'avait pas voulu dans sa vie mais dont, il l'admettait maintenant, avait une place centrale. La personne qu'il appelait son ami. Aucun de ceux qu'il n'avait avant ne se serait donné la peine de faire le tiers de ce que Paul faisait pour lui. Il le prenait sous son aile, en en faisant son affaire, comme il disait. Ce n'était pas son rôle. Ce n'était le rôle de personne, de prendre en main Siloé, si ce n'est lui-même. Mais Paul était un ami apaisant, et il lui redonnait de la force. S'il guérissait un jour, Paul obtiendrait la Palme d'Or du meilleur médecin du coeur.
N'embarquer aucun numéro avec lui, pensait-il, lui faciliterait la vie. Mais qu'en était-il donc de ces trois numéros dont il avait mémorisé chaque chiffre. D'abord celui de son père, à l'époque où il rentrait du bus tout seul jusqu'à la maison et où Monsieur Evrard le lui avait ancré de force dans le crâne. Celui de sa mère ensuite, parce qu'elle voulait toujours qu'il puisse la joindre à tout temps tout moment s'il avait un problème. Puis Félix. Le seul numéro qu'il avait appris par coeur parce que c'était celui de son âme soeur. C'était le numéro qu'il avait appris par coeur parce qu'il avait le besoin de connaître par coeur tout ce qui touchait à Félix. Son numéro de téléphone qu'il aurait été capable de graver dans sa peau tant il l'aimait. Ce numéro qui, faisait magie dès lorsqu'il le composait et que la voix de Félix lui retournait le bide de plaisir.
Ce numéro-là, il lui faudrait peut-être tous les mois du monde pour l'oublier. Et encore.
Siloé venait de passer sa nuit à réfléchir. Les heures avaient été longues. Il avait envie d'appeler ce numéro, depuis l'autre bout du monde. Le gamin avait dessiné dans son esprit des dizaines de scénarios.
Le premier des scénarios : appeler pour lui hurler qu'il était à l'autre bout de la Terre et qu'il allait de mieux en mieux sans lui, qu'il n'était qu'un connard et qu'il avait perdu le seul qui ne l'aimerait jamais comme lui l'avait aimé.
Le second des scénarios : appeler et s'effondrer pour lui raconter que malgré tous les efforts du monde il passait encore chaque instant de sa vie à penser à lui et que celle-ci serait marquée au fer à jamais.
Le troisième : appeler d'une voix calme mais brisée, lui dire qu'il l'aime, puis raccrocher.
Siloé et les millions de facettes qu'un être humain puisse avoir, avait cheminé dans sa tête pour trouver quelque chose qui serait le plus susceptible d'arriver, dans la vraie vie. Mais surtout, ce que Siloé aurait souhaité, c'était entendre sa voix à lui. Juste pour savoir quel effet cela lui ferait à son entente. S'il aurait pleuré, rit, été indifférent ou en colère. Juste pour se donner un repère, savoir où il en était maintenant alors que le goût de la vie devenait un tout petit peu meilleur. Et tant pis s'il faudrait rechuter de nouveau et pleurer, au moins, il ne se ferait pas d'illusions sur son état de santé mentale. Ce ne serait qu'une rechute parmi les tentatives d'avant.
Ce que Félix aurait à lui dire, il l'avait imaginé aussi sous des centaines de formes, mais il n'était pas allé plus loin. C'était trop envahissant.
Félix serait le tout premier à avoir des nouvelles de Siloé depuis sa disparition. Il serait le tout premier à l'entendre lui dire qu'il n'est pas en danger et ne l'a jamais été. Peut-être même lui demanderait-il de rassurer ses parents pour lui. Lui, qui pour le coup, ne serait jamais capable de les appeler lui-même après ce qu'il avait fait. Les supplications de sa mère seraient impossibles à encaisser.
Siloé n'eut pas besoin de prendre son courage à deux mains. Il se sentait prêt à essayer l'idée. C'est alors qu'il composa le numéro, le coeur au-dessus des limites kilométriques. Les yeux rivés sur les plis du drap, il compta les secondes, silencieux. Il fit face comme un enfant attendant une correction, un soldat sur le point de tirer à balles réelles. Le coeur au bord des lèvres et les doigts crispés. Mais alors les secondes passèrent sans que Félix ne réponde et Siloé qui ne se faisait pas d'illusions, perdit celle de ne pas s'en être fait. Félix ne répondit pas, et Siloé ne laissa pas de message.
***
Dans la file d'embarquement, Félix était pensif. Le jeune homme avait son billet en main, sans retour. Tout comme l'avait fait Siloé plus tôt dans ses pas. Il comprit, Félix, à quel point il fallut être courageux pour sauter dans un avion et partir sans se retourner. Lui au moins, ses parents savaient à quoi s'attendre. Il en avait parlé avec eux. Lui, savait où il allait, il avait un point de chute, des coordonnées géographiques et un objectif. Félix retrouverait Siloé d'une façon ou d'une autre. D'un sourire, ou bien d'un silence certes, mais il le retrouverait et il ne savait pas s'il pourrait s'empêcher de le serrer contre lui ce moment venu. Dans ses pensées tel était le cas, tel était le projet. Mais la moindre réaction, le moindre sourcillement de Siloé serait une avancée énorme et il s'en contenterait même s'il devait se prendre une nuée d'insultes dans le visage.
L'homme monta dans l'avion et s'y assit. Il avait pensé vivre le tourisme New Yorkais un jour, mais pas comme ça. Il abordait le même visage qu'un agent en mission. Mission sauver les coeurs s'il en était encore possible. Il voulut jeter un oeil par le hublot, mais son téléphone sonna. Un numéro masqué dont il ne put connaître ni l'appelant ni l'intention. Il le laissa sonner, les yeux rivés sur son écran. Prêt à décrocher. Mais alors l'équipage de conduite de l'avion intima à l'ensemble des voyageurs de tourner leurs appareils en mode avion et il laissa l'appel échouer sur les lignes.
VOUS LISEZ
Du vide et du vent (BxB)
RomancePour Siloé, voir Félix s'en aller sans se retourner, avec la certitude que jamais il ne rebrousserait chemin pour se jeter dans ses bras, c'était comme, ce doigt qu'on pose sur une source qui ne cesse de monter en chaleur... Ce n'était pas encore do...