33. Juste une fois

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KEI


« Plus que la faim, la soif, le chômage, la souffrance d'amour, le désespoir de la défaite, le pire de tout, c'est de sentir que personne, mais absolument personne en ce monde, ne s'intéresse à nous »

- Paulo Coelho


Au moment où la lumière l'aveugla, Kei eut l'impression que son cœur chutait à ses pieds et que son cerveau disjonctait. Refermant désespérément ses poings autour du tissu de son jean, comme pour se raccrocher à un fragment minime de réalité, il fit un pas en arrière. Ridicule réflexe de fuite.

Mais il ne pouvait pas les ignorer, ces yeux sombres qui ne cillaient pas, il ne pouvait pas s'y dérober ni s'enfuir loin d'eux. Alors, à la place, il déglutit difficilement et serra les dents jusqu'à sentir un élan douloureux dans sa mâchoire.

Regarde-moi.

La voix était rude, sèche, dénuée de toute compassion. Kei serra un peu plus les dents et obtempéra avec l'impression d'être un gladiateur entrant dans l'arène. Ce ne fut pas la sévérité du visage de sa mère qui écrasa sa poitrine dans un étau, non, ça, il avait l'habitude ; ce fut le dégoût qui déformait ses traits. Un dégoût si profond que Kei se sentit aussi admirable qu'une punaise de lit.

Tu as vu ton état ? siffla sa génitrice avec un air de pur dédain.

Il ne savait pas. Il ne savait plus quoi répondre. Il aurait aimé rétorquer qu'il avait vingt-et-un ans, qu'il pouvait faire ce que bon lui semblait, qu'elle n'avait pas le droit de poser un regard aussi accusateur sur lui, qu'il avait toujours tout fait pour se plier à ses désirs, que putain, ne pouvait-elle pas se comporter comme une vraie mère pour une fois ?

Qu'est-ce que tu essaies de faire Kei ?

Pas maintenant maman...

L'interpellée l'ignora et le dégoût se renforça dans les orbes ébènes.

De foutre ta vie en l'air ? insista-t-elle sans aucune compassion. Ou de détruire la mienne ? Qu'est-ce que tu recherches ?

Le visage sanguinolent de l'homme du bar surgit soudainement dans son esprit. La vision fut si violente que Kei sentit un hoquet agiter sa poitrine et il dût enfoncer ses ongles dans ses paumes pour ne pas perdre pied. Il revit les deux grands yeux écarquillés par la terreur, la lueur suppliante dans son regard, la bouche ensanglantée qui vomissait des suppliques, le corps prostré à ses pieds dans une tentative désespérée de protéger sa vie.

Merde, merde, merde, qu'est-ce que j'ai fait ? s'affola-t-il.

Il sentait la panique prendre possession de lui et sa cage thoracique était si comprimée que chaque inspiration devenait douloureuse. Avait-il tué ce gars ? Ou l'avait-il défiguré à vie ? Non, non, non, il n'avait pas voulu ça ! Mais qu'est-ce qui n'allait pas chez lui à la fin ?

Tu me déçois, Kei, énonça simplement sa mère d'une voix glaciale. Tu me déçois plus que je n'aurais jamais pu le craindre. Tu me déçois tellement que je n'ose plus donner de tes nouvelles à mes parents. Est-ce que tu réalises ce que tu es en train de devenir ? Mon fils, mon propre fils, devient un déchet pitoyable qui ne pense qu'à boire et à se droguer !

Non...

Le visage écrasé au sol. Le sang qui coulait à ses pieds. Le sang qui doit encore tâcher ses mains. Les yeux suppliants...

Eros avait les yeux vaironsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant