42. Tu l'aimes ?

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ELIO


" Quelquefois, hélas ! la conscience humaine supporte un fardeau d'une si lourde horreur, qu'elle ne peut s'en décharger que dans le tombeau "

- Edgar Allan Poe


Serrant les poings pour se donner contenance, Elio ouvrit d'une main tremblante la porte qu'il fixait depuis une bonne dizaine de minutes. Dans la chambre, la lumière n'avait pas été allumée, mais les murs blancs projetaient une espèce de lueur inquiétante qui lui donna l'impression d'avoir pénétré dans l'au-delà.

Au fond de la pièce, étendu dans un lit en acier, le corps de son frère était relié à plusieurs machines dont il se récita mécaniquement la fonction. Déformation professionnelle.

Il avait déjà assisté à des centaines de scènes similaires, toujours impassible, toujours avec cet air faussement affable qu'il affichait devant ses patients, cette espèce de sourire crispé qui lui donnait parfois des crampes aux zygomatiques. Jamais rien ne l'avait perturbé, rien ne lui avait retourné l'estomac. Et pourtant, ce soir-là, voir son corps inanimé, échoué au milieu des draps blancs, et entendre les battements mécaniques de son cœur lui donnèrent une profonde envie de vomir.

Elio se força à déglutir puis inspira profondément avant de s'avancer vers le lit. Le visage de son frère était anormalement blême et les cernes sous ses yeux devenaient noirâtres. Ses traits fins étaient tirés et la commissure de ses lèvres glissait vers le bas, comme s'il était mécontent de se trouver ici.

Elio passa une main tremblotante dans les cheveux coupés à ras de Nathaël tout en observant ses yeux fermés dont les longs cils reposaient paisiblement sur les pommettes. Paradoxalement, le visage de son frère ne lui avait jamais paru aussi détendu et il se rendit compte une nouvelle fois d'à quel point il n'avait pas su voir les signes annonciateurs de cet accident.

Sa main glissa des cheveux à la mâchoire du blessé, râpant ses doigts contre la peau mal rasée. Il sourit tristement en se rappelant de l'aspect naturellement débraillé de son frère, de cette rébellion silencieuse dont il faisait preuve dans ce refus obstiné de prendre soin de lui, de bien présenter, de se mettre en valeur.

Elio sentit la boule dans sa gorge grossir un peu plus et il dut contracter la mâchoire pour s'empêcher de pleurer. Comment avait-il pu échouer si lamentablement dans son rôle de frère ?

Le crâne de Nathaël était entouré d'un épais bandage blanc qui donnait au choix l'impression qu'il possédait une auréole angélique ou qu'il allait faire un plongeon à la piscine municipale.

Elio aurait tout donné pour pouvoir formuler cette blague à voix haute et que son frère soit en capacité de lever les yeux au ciel en l'entendant.

Assis sur une chaise posée contre le lit et la tête échouée sur le matelas, Kei avait fini par trouver le sommeil. Elio savait par les médecins que son ami avait été incontrôlable pendant des heures, faisant les cent pas dans la salle d'attente, refusant de s'alimenter jusqu'à ce que Nathaël soit définitivement hors de danger. Quand on lui avait annoncé que c'était le cas, il s'était précipité à son chevet et toutes les exhortations du personnel soignant pour le forcer à rentrer chez lui s'étaient soldées par un échec cuisant. Il ne bougerait pas tant que le jeune homme n'aurait pas ouvert les yeux.

Kei aussi avait les traits tirés. Son visage habituellement lisse et rayonnant était creusé en plusieurs endroits par des rides d'inquiétude. Un début de cernes assombrissait ses yeux. Elio remarqua la ligne dure de ses lèvres qui avaient perdu de leur couleur et n'étaient plus que d'une pâleur maladive, comme si son état de santé était irrémédiablement lié à celui de Nathaël.

Eros avait les yeux vaironsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant