KEI
" C'est souvent comme ça avec la féérie : l'horreur n'est jamais loin "
- Jean-Jacques Schuhl
— Et si on déménageait avant l'été ?
Assis de l'autre côté du comptoir, Nathaël immobilisa la tasse de café qu'il portait à ses lèvres et lança un regard sidéré à l'homme qui venait de prendre la parole.
Les yeux perdus dans le vide, Kei remua sa cuillère dans son bol de céréales sans se rendre compte de ce qu'il faisait.
— Je veux dire... Tu ne penses pas que ce serait une bonne chose qu'on prenne un nouveau départ ? Ensemble ? Loin de cette ville de malheur ?
Nathaël reposa lentement sa tasse et crispa ses doigts sur la plaque en marbre.
— De quoi tu parles...? articula-t-il d'une voix blanche.
Kei se reconnecta enfin à la réalité pour se heurter au visage complètement fermé de son partenaire. Comme à chaque fois qu'ils abordaient un sujet qui heurtait le jeune homme, ce dernier s'était complètement renfermé sur lui-même et ses grands yeux vairons s'étaient recouverts d'un voile qui dissimulait les émotions tapies au fond de ses iris.
Kei réalisa qu'il avait peut-être avancé son idée un peu abruptement et déglutit pour se donner du courage.
— J'y pense depuis quelques semaines, expliqua-t-il avec une certaine inquiétude. Maintenant que tout a l'air de s'arranger pour toi, je me disais qu'on aurait pu prendre un nouveau départ... Après le procès de Ciel et à la fin de l'année scolaire... Je sais que t'es attaché aux montagnes et que je viens juste de revenir ici, mais je ne crois pas pouvoir m'y épanouir après tout ce qui est arrivé. On est pas obligé de partir loin, on peut même rester dans la région ! Mais je me disais... Je ne sais pas... Que ce pourrait être une bonne idée ? Et on s'installerait officiellement ensemble.
Nathaël resta aussi immobile que silencieux. La capuche rabattue sur sa tête projetait des ombres inquiétantes sur son visage hâlé.
— Est-ce que l'idée pourrait te plaire ? s'enquit doucement Kei. Tu n'es pas obligé de répondre maintenant, je sais que c'est un gros changement et qu'on n'a même pas dit à notre entourage pour nous mais... Voilà... Si t'as envie d'y réfléchir je...
— D'accord.
Kei se figea et son cœur manqua un battement. Le visage face à lui n'avait pas bougé, pas un seul de ses traits n'avait tressauté, à tel point qu'il se demanda s'il n'avait pas simplement rêvé ce mot prononcé à voix basse.
— Tu... T'es d'accord ?
— Oui.
Cette fois, pas de doute : les yeux vairons avaient accroché les siens et Kei pouvait y voir la petite étincelle de joie que leur propriétaire s'efforçait de dissimuler.
Il retint un immense sourire de déchirer son visage et se contenta de prendre l'une des mains du jeune homme dans les siennes avant de l'apporter à ses lèvres pour y déposer un doux baiser.
Nathaël resta impassible, mais Kei commençait à percevoir les micro-expressions derrière ce masque de cire : le léger tressautement de ses lèvres, la lueur furtive dans ses prunelles, la façon d'incliner légèrement sa tête vers le bas, comme s'il craignait que quelqu'un ne lise ses émotions sur son visage.
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Eros avait les yeux vairons
RomanceLorsque Kei Néroni revient dans sa ville natale, onze ans après en être parti, des figures du passé ressurgissent sur son chemin. L'une d'entre elles a les yeux vairons, un visage tuméfié et une veste en jean délavée. Mais surtout, le premier regar...