Sixième temps.

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Les exercices les plus badins avaient toujours plu à Edgard. Le vieil homme se focalise sur sa tâche en tentant d'oublier le reste. Sous l'astre brûlant, sa chair est en sueur. Mais c'est avec satisfaction qu'il observe les haies finement taillées devant sa résidence. Qui aurait pensé qu'un jour, ce vieux bougre mènerait une existence aussi banale, voir anodine ? Vivre comme tout le monde ... Ou presque. Malgré la fatigue et la douleur réconfortante entre ses doigts après l'effort, le pauvre homme éprouve une vielle rancune. Par flashs, les images de l'avant-veille lui reviennent. Abbie, prostrée dans sa robe aux couleurs électriques, grelottante et si fragile. Rares sont les moments où sa petite fille laisse paraître un signe de faiblesse. Toujours endurante, têtue, survoltée et parfois insolente. Mais jamais apeurée ... Plongé dans ses réflexions moroses, Edgard ne voit pas directement arriver le bolide noir. Dans un crissement de pneus, la voiture s'engouffre dans son allée sous le regard terne et blasé du propriétaire. Presque aussitôt, un grand brun à la coiffure déviante s'en extirpe tout en levant les bras avec joie.

« - Pépé Eliott ! s'exclame l'imbécile d'un air goguenard.

La grande tige saute sur place en claquant la portière. Où est-ce qu'il trouve toute cette énergie inutile ? Sûrement la drogue. William a toujours été un être obscur aux yeux de l'ancien militaire.

- Elle n'est pas là, répond machinalement l'exaspéré avec sa dégaine de gangster mal rasé. Va garer ton machin ailleurs, Maycroft.

William prend aussitôt un air faussement blessé, plaquant une main sur son cœur.

- Oh, voyons M'sieur, douteriez-vous de ma grande fidélité ? Mon affection pour vous est sans limite !

Grand sourire, pieds qui dansent et carcasse qui tangue. Edgard n'a pas bougé d'un poil, tirant une moue peu amène et convaincue. Et dire qu'il a supporté deux gamins aussi turbulents près d'un quart de siècle.

- Bon ok ... Elle est où ? lâche finalement William, vaincu par les deux gros sourcils froncés du grand-père.

Haussement des deux traits poilus sexagénaires.

- J'aurai bien une réponse, mais ce serait vraiment mal placé. Surtout pour toi, ironise l'ancien militaire en tournant les talons. Les gants grattent ses mains engourdies. Et pour affronter cet énergumène, il a besoin d'un verre.

Bien entendu, Will est déjà à ses talons.

- Non, sérieusement. Elle est où ? s'esclaffe le brun en passant la porte sans attendre la permission. Je l'ai croisée y a deux jours devant l'hôpital et depuis, plus rien.

Il tique. Edgard plisse les yeux, s'arrêtant sur place avant de tourner ses iris vers le jeune homme. Il marque un moment d'hésitation que William ne loupe pas. Eliott entrouvre ses lippes, réfléchissant longuement avant de répondre finalement :

- J'en sais rien. Elle n'est pas venue ici depuis trois nuits. Elle ne passe pas beaucoup, ces derniers temps. On se demande pourquoi.

Coup d'œil noir équivoque en direction de l'intrus surprise.

- Eh, j'y suis pour rien ! Elle cherche du boulot, faut bien, depuis qu'elle s'est fait renvoyer du précédent.

- Elle ... quoi ?!

La bouille surprise du grand serveur transpire l'angoisse. Hurlant un énorme ' Oups, boulette ' silencieux.

- Aaahh, elle vous a rien dit ... ha ha ha ha ... ah. L'informationvientpasdemoi ! s'empresse-t-il d'ajouter en retenant son souffle, prunelles rétractées.

Il va se faire massacrer.

Dans l'espace à présent chargé, la sonnerie d'un téléphone interrompt le dialogue importun. Nerveusement et dents serrées, Edgard contourne le canapé du grand salon pour agripper l'appareil et le plaquer à son oreille. Sans même avoir besoin de dire quoi que ce soit, le numéro affiché est justement celui de l'intéressée.

- Justement, on parlait de toi ! grogne Eliott senior en guise d'accueil, prunelles figées sur la carcasse recroquevillée d'un William gaffeur.

A l'autre bout du fil, la voix d'Abbie éclate. Inaudible aux esgourdes de William qui danse nerveusement sur place. Edgard est contraint de se boucher une oreille, plissant les paupières et pinçant les lèvres. Gestuelle d'une personne forcée de se concentrer pour entendre.

- Quoi ? Je comprends rien, Ab', gronde l'homme en tournant le dos à son invité, créant ainsi un bouclier invisible entre William et le combiné. Bientôt, ce dernier lâche un profond soupire d'impatience en mâchouillant l'intérieur de joue et en croisant les bras.

- Elle dit quo-

Mais la patte épaisse de l'Ours l'interrompt aussitôt, bras à demi levé en l'air.

- Te rejoindre en ville ? Tu peux venir ici. Non ? ... Qu'est-ce que tu ... non, bien-sûr. Oui, j'ai tout fait. Je ne comptai pas y aller avant Jeudi. Bon ... bien, oui ! D'accord, arrête de t'énerver. Moi aussi, j'ai à te parler ma fille, et ne prends pas ce ton avec moi, tu veux ? rouspète-t-il avec autorité, retrouvant visiblement ses anciens réflexes.

Comme si ça marchait avec elle. William lève les yeux au ciel en plongeant les mains dans ses poches pour prendre ses clefs de voiture. Un crissement le fige dans son geste. Une voiture à l'extérieur ? Trop éloignée. Surpris, le jeune homme réalise que le son provient du combiné. Dans l'appareil qu'Edgard a instinctivement éloigné de son oreille, un son guttural explose, rapidement suivit de bruits métalliques et d'hurlements.

- Abbie ? ... souffle Edgard, montrant alors des signes distinctifs de panique. William l'imite rapidement et plonge de l'autre côté du canapé pour le rejoindre.

- C'était quoi ça ?! s'enquiert-il en croisant les prunelles figées de l'Eliott sénior.

Nouveau crissement, cette fois accompagné d'un cri. Celui d'Abbie, clairement distinct à travers l'appareil.

- BORDEL. C'EST QUOI CE M-. hurle-t-elle d'une voix étouffée et légèrement mécanique, coupée en plein élan. Bientôt, seuls les bips sonores d'une ligne coupée sont audibles.

William réalise finalement qu'il en a oublié de respirer. Le jeune homme reprend son souffle, son palpitant battant la chamade dans sa poitrine. Il tourne les talons sans attendre. Un accident, son amie vient d'avoir un accident alors qu'ils étaient à l'autre bout de l'appareil. Paniqué et accompagné du vieillard furibond, le brun beugle derrière son épaule :

- Où elle est ?!

Un claquement de porte l'avertis qu'Edgard est sur ses talons. Mais il n'attend pas, se précipitant à sa suite tout en donnant l'emplacement qu'Abbie lui avait donné quelques minutes plus tôt.

- Champ de Mars ! Dépêche-toi de monter ! s'égosille-t-il en le repoussant pour prendre la place du conducteur sous l'œil effaré du propriétaire de l'engin.

- Eh, deux accidents en quelques minutes, ce n'est pas utile ! » proteste William d'un ton tremblant, sentant déjà une sueur froide perler le long de son échine. Les mains moites, le garçon troublé et inquiet observe le vieil homme, avant de baisser les yeux vers ses mains. Edgard lui a vraisemblablement déjà pris les clefs, dieu seul sait comment, se moquant bien de lui laisser le choix. C'est en entendent le moteur rugir que William comprend qu'il a tout intérêt à monter s'il ne veut pas rester sur la touche. Rapidement, le jeune homme glisse le long de la caisse rutilante, arrivant de justesse côté passager.

A peine a-t-il claqué la portière que l'engin démarre en trombe, sortant de l'allée dans un crissement de pneus.

Semblable à un cri de terreur ricochant contre chaque maison, volant jusqu'au ciel assombri de nuages noirs.


ECHOS - La sentinelle pourpre. T.1 ( 1er jet ) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant