── Chapitre 3 : Ephraïm.

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   19 octobre 1919, 15h00.

   Dans un train en direction de Birmingham.

   Ephraïm n'a jamais aimé le train.

   La vitesse. Les secousses.

   Les gens. 

   L'attente.

   Si seulement il était capable de lire, ou d'écrire, dans un train en mouvement! Comme est en train de le faire le jeune homme assis en diagonale de lui, sur la banquette d'en face. Il a une pile de coupures de journaux sur les genoux, dont il fait défiler frénétiquement les pages. Dans le reflet de la vitre, Ephraïm a vu qu'il s'agissait d'une collection des dernières nouvelles de Sherlock Holmes, dont la plus récente date d'il y a deux ans.  

   Son dernier coup d'archet. Une nouvelle tant attendue - la dernière remontait à 1914 -, pour laquelle Ephraïm avait, pour la première fois de sa vie, dû graisser des mains pour l'obtenir. A l'époque, il était en France, et il n'oserait pas avouer à voix haute le prix que cela lui a coûté que de se procurer le précieux journal.

   Mais cela avait valu la peine. 

   Pour l'histoire de Conan Doyle, bien sûr - non, certainement pas pour un sentimentalisme mal placé.

   (Pendant quelques années de leur jeunesse, Arthur Shelby Senior achetait tous les numéros dans lesquels paraissaient les aventures de Sherlock pour ses enfants. Tommy et Ephraïm étaient ceux que cela intéressait le plus.)

- Est-ce que la place est libre?

   Une dame d'un certain âge, très élégamment vêtue de mauve, vient d'entrer dans leur compartiment autrement désert. Ephraïm lui fait signe que la place est, effectivement, libre.

   Il se replonge dans la contemplation du paysage, la seule chose qu'il est capable de faire dans un train en mouvement.

   Des arbres. 

   Encore des arbres.

   Toujours encore des arbres.

   De temps en temps, quelques champs en jachère pour la fin d'année.

   Des arbres.

   Des champs.

   Ephraïm jette un coup d'œil à sa montre à gousset. Il est 15h13.

   Si, d'ici 15h15, il y a toujours encore des champs, il pleuvra quand ils arriveront à Birmingham.

   Non -

   Il range sa montre à gousset au fond de sa poche ; ferme les paupière un instant avant de reprendre ses esprits. 

   Lorsqu'il les rouvre, il constate que le lecteur d'en face est visiblement en train d'arriver aux passages intéressants de l'aventure de Sherlock Holmes - il écarquille les yeux, fronce les sourcils, cligne des paupières.

   Un peu comme John le faisait dès que quelque chose le prenait de cours

   Cela arracherait presque un sourire à Ephraïm. Mais il n'autorise pas les commissures de ses lèvres à s'exécuter, parce qu'il a, en cet instant, plus peur de John qu'autre chose.

   Non, pas peur de lui - peur de sa réaction. Le jour où Johnny sera effrayant en tant qu'individu n'est pas encore arrivé.

   Mais ça, Ephraïm, tu n'en sais rien

   Cela fait cinq ans qu'il n'a pas vu John, ni aucun membre de la famille. Pour ce qu'il en sait, John est peut-être devenu un criminel endurci, sans foi ni loi. Ciel, peut-être qu'ils sont tous devenus des criminels! Une famille de criminels.

   Cette fois-ci, Ephraïm ne s'empêche pas de sourire. 

- De très belles fleurs, que vous avez là. (C'est la vieille dame qui lui parle. Ephraïm tourne la tête vers elle pour la première fois et manque d'être aveuglé par tout le mauve étrangement criant de sa tenue soignée.) Votre chérie a de la chance d'avoir quelqu'un qui a aussi bon goût.

   Ephraïm avait presque oublié la présence du bouquet d'iris qu'il avait soigneusement posé à ses pieds.

- Pas pour une chérie. Pour ma grand-mère, en réalité.

- Oh, et bien quelle chanceuse, cette grand-mère! Je ne me souviens pas du dernier cadeau que mes petits enfants m'ont fait, et pourtant, j'en ai treize.

- Je n'ai pas été un petit-fils exemplaire moi-même, lui répond-il à moitié sur le ton de la confidence. La dernière fois que je lui ai rendu visite, je devais encore aller à l'école secondaire. 

   La dame hausse un sourcil, d'un air perplexe qui rappelle étrangement à Ephraïm sa grand-mère Birdie.

- Alors, qu'est-ce dont vous avez besoin de la part de votre pauvre grand-mère? demande-t-elle. C'est toujours la même chose avec les jeunes comme vous, de toute façon : nous, les vieilles, nous n'existons que si nous pouvons servir à quelque chose.

   Le ton pas si réprimandant que cela de la dame l'encourage à poursuivre sur la même lancée.

- J'ai besoin qu'elle me sauve le cul si jamais mes frères décident de me tuer.

- Oh, misère, pouffe-t-elle un peu comme une enfant. Et bien, j'espère que votre grand-mère se montrera clémente.

- Je pense que oui. J'ai toujours été son petit-enfant préféré.

- C'est ce qu'on les fait tous croire...

- Ne brisez-pas mes illusions, madame, je vous en prie. J'ai besoin de croire que j'ai toujours été le petit-enfant préféré de grand-mère Birdie, ou toute ma vie serait un mensonge.

- Et bien, si vous venez lui rendre visite avec des fleurs aussi jolies, peut-être qu'elle vous pardonnera de l'avoir oubliée pendant si longtemps.

- Je ne l'ai jamais oubliée. Elle le sait.

   Le train ralentit ; un contrôleur annonce la prochaine gare de Warwick.

   La vieille dame se lève. Ils se souhaitent une bonne journée, et elle s'en va, laissant Ephraïm et l'apprenti détective dans le silence.

   Plus qu'une heure quarante-cinq.

   Misère. Ephraïm n'est même pas du genre à faire la conversation avec les petites dames comme cela, mais il pleure déjà son absence. 

   Parler avec des inconnus, c'est souvent plus simple qu'avec les gens qu'on connaît, a t-il toujours trouvé. Parce que la petite dame d'avant, que va-t-elle faire du fait qu'Ephraïm n'ait pas parlé avec grand-mère Birdie depuis des années? Absolument rien. Elle est descendue du train, est partie, et c'est la fin de l'histoire. 

   Aucune conséquence.

   Si seulement davantage de choses dans la vie étaient comme cela. Sans conséquences à ressasser pendant des trajets de trains interminables.

   Mais heureusement pour lui, Ephraïm n'est pas en train de resasser quoi que ce soit durant ce trajet de train. Non, certainement pas. Il n'est pas en train de penser à...

- Alors? demande-t-il au jeune homme au moment où ce dernier ferme son journal. Vous l'aviez vu venir, la fin de cette histoire?

   Le gamin semble un peu étonné qu'il s'adresse à lui, et Ephraïm lui-même l'est tout autant. D'habitude, il n'est pas du genre à faire la conversation avec des gens qu'il voit lire du Sherlock Holmes dans le train.

   Mais aujourd'hui n'est visiblement pas un jour comme les autres. Parfois, les règles changent.

Ephraïm Shelby » Peaky BlindersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant