── Chapitre 2 : Orla.

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   18 octobre 1919, 11h01.

   Quartier administratif de la British Expeditionary Force, Londres.

- Je suis sincèrement navré, mademoiselle Cagney, mais je n'ai pas de nouvelles depuis votre dernière visite.

   Le Major Campbell a effectivement l'air sincèrement navré. Un triste sourire se dissimule derrière une moustache blanche qui a l'air un peu trop touffue pour un militaire de son grade.

   Assise en face de lui, Orla hoche lentement la tête.

   Elle s'attendait exactement à cette réponse, mais ne peut s'empêcher d'être déçue malgré tout.

- Merci d'avoir essayé, monsieur Campbell.

- Bien sûr, je... (Il semble hésiter un instant, puis sort une petite pile de documents d'un tiroir de son bureau.) Mon objectif n'est pas de vous donner de faux espoirs concernant votre frère, vous le savez. J'ai demandé à ma secrétaire de se renseigner un peu. (Le tas de papiers est posé sur la table.) Par rapport aux soldats qui sont rentrés en Angleterre, mais dans un état profondément perturbé, que cela soit du point de vue de leur corps ou de leur tête. Un certain nombre d'entre eux ne sont pas en état de dire comment ils s'appellent, et n'avaient rien sur eux qui permettait de les identifier - vous seriez choquée de voir comment ces quatres années de guerre ont pu rendre irreconnaissable certains de ces pauvres hommes.

   Le Major glisse les feuilles vers elle, et Orla y jette un coup d'œil.

   On dirait des dossiers médicaux, avec des photos et des brèves descriptions des patients.

- Pour les plus chanceux d'entre eux, poursuit Cambell, c'est leur famille qui les a retrouvés. Mais il y en a encore un certain nombre qui ne savent dire qui ils sont, et que personne n'est venu retrouver. (Silence.) J'ai pensé que votre Kieran pourrait être un de ceux-là.

   Là, il revient - le sentiment, dans son ventre, de l'espoir.

   Orla passe en revue chaque dossier, croise le regard de chaque homme photographié en espérant y voir son frère. Mais les dossiers défilent, défilent et...

- Ces dossiers - (Elle a la gorge serrée.) -, ils viennent du Royal Hospital de Londres, si j'ai bien lu? (Le Major acquiesce.) Et bien, Kieran n'y est pas, mais il y a des tas d'autres hôpitaux dans le pays, n'est-ce pas? 

- Effectivement, mais...

- Par quel hôpital faut-il continuer, à votre avis? Le King's College Hospital, peut-être. Attendez, je vais noter tout cela -

   Elle sort un petit carnet et un crayon d'une poche qu'elle a cousue dans sa jupe. Presque toutes les pages sont noircies - tant de pistes qui ne l'ont pas menées jusqu'à Kieran -, mais il y en a encore quelques-unes qui sont vierges.

   DOSSIERS MEDICAUX - VIVANTS PAS CONTACTES

   Royal Hospital - négatif

   King's College Hospital -

- Mademoiselle Cagney. Les dossiers de patients que vous venez de voir, ce sont ceux qui correspondraient au profil de votre frère pour tout Londres. Vous ne trouverez pas votre frère dans les hôpitaux de cette ville.

- Oh. (Elle se mord l'intérieur de la joue.) Et bien dans ce cas, j'en profiterai pour faire du tourisme.

- Mademoiselle Cagney... soupire le Major. Si votre frère avait effectivement été rapatrié en tant que blessé inconnu en Angleterre, il y a de très grandes chances qu'il se trouverait à Londres à l'heure actuelle.

   Avant la guerre, avant toute cette affreuse histoire, Orla aurait probablement baissé les bras à cet instant. Mais aujourd'hui, après plus d'un an passé à chercher Kieran, la seule chose qu'elle entend ce monsieur Campbell dire, ce n'est pas la très grande chance que sa recherche s'arrête ici, mais la très petite chance qu'elle puisse continuer ailleurs.

   Et très petit, ce n'est pas inexistant.

   C'est tout ce qui lui faut.

- Est-ce que cela vaut la peine que j'essaye de vous dissuader, mademoiselle Cagney?

- Si vous le souhaitez, répond-elle en griffonnant le nom des principales grandes villes aux alentours dans son carnet.

- Bon, et bien dans ce cas : je vous dissuade de traverser le pays seule, avec votre petit carnet, pour retrouver votre frère. Cela vous convient-il?

- Parfaitement, marmonne-t-elle entre NORWICH et CAMBRIDGE.

- Et maintenant que j'ai fait mon devoir - pouvez-vous vous arrêter d'écrire, un instant? (Elle termine OXFORD puis lève la tête vers lui.) Comme je me doutais que cette conversation allait prendre cette tournure, je vous avais fait préparer une liste un peu plus claire que la vôtre.

   Il sort deux feuilles d'un autre tiroir, qu'il lui donne.

   Des noms de villes, des hôpitaux, des personnes à contacter.

- Vous constaterez que je voulais vous faire commencer par Cambridge, parce que vous auriez pu faire l'aller-retour dans la journée depuis Londres. Mais à la place... (Il prend son stylo-plume, puis dessine maladroitement une flèche à côté de Birmingham pour mettre la ville en haut de la liste.) Votre frère était rattaché à un régiment d'infanterie de Londres, m'avez-vous dit. Mais durant les batailles telles la Somme, les régiments sont des constructions davantage théoriques que pratiques. (Il referme son stylo.) Plusieurs régiments à la Somme venaient de Birmingham. A nouveau, je ne veux pas vous faire de faux espoir, mais il est possible - je dis bien possible, et non probable - que la direction militaire de Birmingham puisse avoir des informations sur Kieran.

   Une piste! Est-ce véritablement une vraie piste, une vraie de vrai? 

- Major Campbell, je ne saurais vous dire à quel point votre aide m'est précieuse.

- Je ne fais que mon travail, mademoiselle Cagney. 

   Cependant, à son sourire, elle lui repère une fierté intrinsèque à l'aider, qui est la raison pour laquelle c'est la quatrième fois déjà qu'il a accepté de l'accueillir dans son bureau.

   De son expérience, Orla suppose que le Major a lui aussi eu un proche porté disparu pendant la guerre. Un fils, peut-être. Un neveu.

   Quelqu'un dont il ne sait pas s'il a le droit de faire le deuil ou pas.

   Orla prend la feuille avec les adresses. A la ligne de Birmingham, elle y trouve le nom d'un hôpital, celui d'une paroisse, d'une centrale militaire ainsi que trois noms, dont le dernier a été rajouté à la plume.

- Commencez par la troisième personne, suggère le Major-Général. Je n'avais pas pensé initialement à lui - il n'était qu'un Lieutenant-Colonel -, mais je viens de le croiser tout à l'heure, et je pense qu'il sera le plus prône à vous aider. Et, avec un peu de chance, il est encore à Londres à l'heure où nous parlons.

Ephraïm Shelby » Peaky BlindersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant