── Chapitre 50 : Thomas Shelby.

127 17 8
                                    

   7 décembre 1919, 07h57.

   Shelby Company Limited, Small Heath, Birmingham.

   Thomas Shelby aime avoir le temps de se préparer.

   Thomas Shelby a eu le temps de se préparer.

   Pourtant, lorsqu'Alma pousse la porte du bureau, il ne se sent pas préparé du tout.

   Elle se tient seule sur le perron de la porte. Entre ses mains, un petit sac en cuir noir, qu'elle tord nerveusement devant un manteau bleu foncé entr'ouvert sur une robe beige.

   Deux alliances - elle porte deux bagues aux doigts. L'une en or, l'autre en simple métal gris sans valeur. Inutile de deviner laquelle est pour qui lorsque l'on sait qu'une lui a été donnée en plein milieu de la guerre, lorsque même la farine commençait à se faire rare.

   Pendant un instant ou une éternité, Tommy n'arrive pas à regarder autre chose que ce rectangle composé par les mains d'Alma. Car bien qu'il ait eu le temps de se préparer à ces retrouvailles d'un autre genre, il...

- J'avais oublié que cela ressemblait à ça, quand ce n'est pas moi qui te coupe les cheveux.

   Sa voix est exactement comme il l'avait en mémoire. Mais comme il sait que la réciproque n'est pas vraie, il ne parvient pas à prendre la parole pour l'instant et se contente d'un vague hochement de la tête.

   Tommy est assis derrière son bureau, sa plume à encre toujours à la main. La chose polie à faire, cela serait de l'inviter à prendre place sur une des deux chaises jumelles en face de lui, mais il n'a pas envie qu'elle se trouve là où sont habituellement assis des clients, des partenaires commerciaux ou des ordures comme Campbell ou son frère Oswald.

- Je n'arrive pas à croire que c'est vraiment toi, Tommy.

   Tommy -

   En entendant son prénom dans sa bouche, il a soudain l'impression de ne jamais avoir porté de nom auparavant ; jusqu'à ce que ce soit elle qui décide qu'à partir de maintenant, il s'appellerait ainsi.

   Lentement, il lève la tête dans sa direction.

   Ses cheveux détachés sont un peu plus courts que ce à quoi il avait été habitué, mais toujours un peu plus long que ce qu'il suppose que la mode prévoit (peut-être est-ce comme cela en France). Elle est légèrement maquillée - tout légèrement, et il le remarque seulement parce qu'il ne l'avait jamais vue comme cela par le passé.

   Mais tout le reste - ses yeux, son nez, ses sourcils, son menton, les deux petits grains de beauté sur sa joue gauche - est exactement comme d'habitude.

   Comme si rien n'avait changé en trois ans.

   Mais tout a changé en trois ans.

- J'ai entendu dire que tu t'étais mariée. Félicitations. Il doit être content, commente-t-il en évitant son regard.

- Je croyais que tu étais mort. Sinon, jamais je n'aurais -

- Est-il un bon mari? (Sur le bureau, il continue d'écrire la lettre à la mairie qu'il avait commencé avant son arrivée. Son contenu n'est pas bien compliqué, et cela lui permet de se concentrer pour ne pas...) Tu me le fais savoir, s'il se comporte comme un con.

- Il est...

- Vous le trouvez comment, votre hôtel? Il a été rénové cet été, mais je n'y ai pas remis les pieds depuis. Tu le recommandes?

- Tu...

- Et le train ne vous a pas posé de problèmes? J'ai vérifié ce matin, et j'ai vu qu'il n'y avait pas eu de retard sur la ligne venant de Londres hier, ce qui tient plus ou moins du miracle, si tu veux mon avis, alors que -

- Tommy.

   Ce n'est pas son prénom qui fait que Tommy arrête de se perdre dans ces phrases vide de sens sur la pluie et le beau temps, mais le fait qu'elle pleure.

   Pour la première fois en trois ans, il la regarde dans les yeux.

   Et cela la fait pleurer de plus belle. Elle met une main devant sa bouche, comme elle le fait à chaque fois quand elle pleure, parce qu'apparemment, c'est comme cela que les filles de bonnes familles apprennent à le faire.

- J'ai cru que tu étais mort, articule-t-elle seulement.

- Je sais, Alma, répond-il doucement en posant son stylo.

- J'ai cru que toi, Ephraïm et Karishma, vous étiez tous morts. Mais vous étiez tous ici, bien vivants.

   Ici, oui. Vivant, pas vraiment.

- Est-ce que tu savais que j'étais en vie? enchaîne-t-elle. Pendant que moi, j'ai passé des années à être hantée par cette maudite journée, à me demander ce que la vie aurait été si tu n'étais pas mort?

- Je savais que tu étais en vie.

   Elle recule d'un pas ; arrête instantanément de pleurer. Il aurait pu la gifler que le coup n'aurait pas été aussi violent.

- Tu savais? Tu savais, et tu m'as laissée croupir à Bordeaux, seule avec...

- Cela ne fait pas longtemps que je sais, s'empresse-t-il d'ajouter le plus doucement possible. Alma, je... (Il inspire lentement ; ferme les yeux un instant.) Je sais comment tu te sens. Pendant presque deux ans, j'ai pensé que tu étais morte. Ce n'est que quand -

- Non - (Elle secoue vigoureusement la tête de gauche à droite. ) - tu n'as aucune idée de la façon dont je me sens. Tu n'as aucune idée de quoi que ce soit. Tu...

- Alma...

- Désolée d'être venue déranger ta parfaite petite vie, crache-t-elle sans la moindre larme. Désolée d'avoir pensé que c'était une bonne idée de venir te voir.

  Il se lève. Il n'avait pas prévu de quitter son putain de fauteuil tant qu'elle serait là, parce qu'il ne se faisait pas assez confiance pour pouvoir marcher, mais maintenant, il n'a pas le choix.

- Alma, répète-t-il en faisait quelques pas vers elle. (Elle ne s'avance pas vers lui, mais ne recule pas pour autant.) Je suis désolé. Je n'ai jamais voulu que tout cela se produise.

- Cinq mille pounds par an, annonce-t-elle en relevant le menton. Ce n'est probablement pas assez, mais je ne pense pas que tu serais prêt à payer plus, de toute façon.

- Cinq mille pounds par an? De quoi est-ce que tu parles?

- Oh, tu crois que les biberons et les couches poussent sur les arbres, peut-être?

   Sur le coup, Tommy ne sait pas ce qui le perturbe le plus.

   Le fait d'entendre du sarcasme dans la bouche de sa femme. Ou bien le fait que...

   Comme il ne répond pas, Alma finit par comprendre qu'il ne comprend pas au même instant où il comprend.

- Tu savais que j'étais en vie, mais tu n'étais pas au courant pour cela?

- Au courant pour quoi, Alma?

   Il a besoin qu'elle le dise à voix haute. Besoin qu'elle prononce des mots qui vont changer tous les calculs qu'il avait fait en se préparant à cette journée.

- J'ai eu un bébé, Tommy. Ton bébé.

Ephraïm Shelby » Peaky BlindersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant