── Chapitre 29 : Orla.

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   9 novembre 1919, 10h36.

   Chinatown, Birmingham.

- Combien tu coûtes? lui demande un vieux gentleman étonnamment bien habillé - et étonnamment bourré pour l'heure matinale - lorsqu'elle passe à côté de lui.

- Rien à vendre, répond-elle machinalement en pressant le pas.

   Orla s'enfonce dans le labyrinthe de ruelles qui composent les bas-fonds de Chinatown. Tout est toujours aussi sale que la dernière fois qu'elle y a été ; toujours aussi peu rassurant que lorsqu'elle y avait grandi.

   Le pire, pense-t-elle en passant au-dessous d'un drap blanc suspendu à une corde à linge accrochée d'un côté de la ruelle à l'autre, c'est que tout cela nous paraissait normal, à l'époque. Des gentlemen alcoolisés, de la fumée, des filles à peine habillées qui attendent à chaque coin de rue, des cris suspects à longueur de journée : tout est absolument ordinaire.

   Oh, cela pique comme une plaie saupoudrée de sel, que de revenir ici! Orla grince des dents, mais continue de s'enfoncer encore et encore plus dans le quartier. Là où il faut être sacrément désespéré pour y aller.

- Un filtre d'amour, mademoiselle? lui demande une jeune dame qui a dans les yeux la lueur de la drogue. Seulement 50 pence, et il est à vous.

   Orla continue de marcher devant cette échoppe improvisée en bas d'un petit immeuble. Si elle s'y attarde trop longtemps, il y a de grandes chances qu'elle reconnaisse la fille - peut-être une ancienne camarade de jeu, de quand ils étaient enfants -, et c'est bien la dernière chose qu'elle souhaite.

   De savoir que, dans une ancienne vie, ni elle, ni ses frères n'auraient jamais quitté ce taudis.

   Au prochain croisement, à gauche, puis, au suivant, à droite.

   Une impasse, qui débouche sur un bâtiment accolé aux autres. Un peu plus entretenu que ceux qui l'entournent, avec des volets peints en rouge, et même des rideaux en dentelle blanche. Et pour cause :  il faut bien le minimum syndical pour ne pas faire fuir les clients.

   Devant, deux filles attendent. Ce sont les plus belles, celles qui ramènent le plus d'argent au patron et qui ont gagné le privilège de travailler sous un peu plus de surveillance que les autres, qui elles, sont livrées à elles-mêmes dans des rues encore pires que celle-ci.

- On cherche un job? lui demande une brune en robe rose, dont les cheveux sont empilés dans un échafaudage qui ferait pâlir la tour de Babel à côté.

- Je suis à la recherche de quelqu'un, répond Orla à la place. (Elle tord un peu nerveusement son sac noir entre ses mains, parce qu'elle sait qu'il doit y avoir un milliard d'enfants voleurs qui la suivent à la trace depuis son arrivée.) Pearl?

- Qu'est-ce que tu as à voir avec Pearl? intervient la deuxième fille, plus petite que la première, avec un accent chinois très hachuré.

   Elle n'a pas dû débarquer à Londres il y a bien longtemps. Probablement rapatriée ici par un père ou un oncle, qui avait promis à sa famille d'avoir fait fortune en Angleterre. 

   Et maintenant, il doit se faire une fortune sur sa fille.

   Exactement ce qui s'est produit pour Emerald, la mère de Pearl. Pendant ses cinq premières années à Londres, elle ne savait rien dire en anglais à part « par ici, monsieur » et « 80 pence, monsieur ».

- Je suis la fille de Pearl, répond Orla en chassant ce souvenir. (Et l'once de pitié qu'elle pourrait avoir pour elle et sa grand-mère.)

- Pearl n'a pas de fille, crache presque la brunette.

Ephraïm Shelby » Peaky BlindersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant