24

24 1 0
                                    

Le cours d'arts appliqués avait commencé depuis une vingtaine de minutes déjà, et je n'en pouvais plus. L'art avait pourtant toujours été mon cours favori, et la prof restait l'une des plus adorables - pas difficile, quand on regarde les autres - mais il devient intenable pour moi. J'avais eu l'habitude de me mettre à la même table, une table de six places, avec les mêmes personnes, qui ne m'avaient pourtant jamais montré le moindre respect. Je réalise tant bien que mal l'œuvre que j'avais commencée, malgré mon envie interminable de m'enfuir en courant. Je les entends rire, ou plutôt pouffer, mais peu importe. J'adore l'art, et j'aime le sujet qui nous a été donné, alors je continue sans jamais les regarder. Lorsque le cours se termine, je range mes affaires précipitamment, dans l'espoir de les éviter à la sortie. Je n'ai jamais réellement su s'il était préférable de partir avant ou après, parce que d'une manière ou d'une autre, ils trouvent toujours une solution pour faire du mal, encore un peu plus.
Les couloirs sont blindés de monde, tellement que ça en devient étouffant. Je prends mon mal en patience et prie silencieusement pour qu'on me laisse tranquille, qu'on ne se contente que de m'ignorer. Mais ça ne se passe jamais comme cela, pas vrai ? L'un de mes camarades me pousse violemment, et je me rattrape de peu au radiateur. Surprise, je ne dis pas un mot, et ne réagis pas non plus. Je reste juste là comme une idiote, agrippée au radiateur comme à une bouée de sauvetage. J'inspire profondément et ravale mes larmes, que je ne souhaite pas voir couler. Et alors que je commence à marcher en direction des escaliers, ils m'interpellent.

  - Bah alors, on ne sait pas marcher ? dit l'un d'entre eux, pendant qu'un autre me lance je-ne-sais-quoi dans les cheveux.

Je ne réponds pas et récupère les petits bouts coincés dans mes cheveux.
« Des bouts de gomme » pensé-je en jouant avec les morceaux du bout de mes doigts, « on dirait des flocons ».
J'enlève le dernier bout avant de reprendre mon chemin et de les jeter dans la poubelle la plus proche. Je descends les escaliers avec précaution et prends bien garde à tenir la rambarde, on ne sait jamais trop à quoi s'attendre avec ces idiots.

  - Dernier appel pour le bus de...

Je ne laisse même pas la surveillante finir que je me précipite en direction du parking.

  - Oh la grosse vache, tu vas où comme ça? m'interpellent de nouveau les trois imbéciles finis à la pisse.
  - Laissez-moi tranquille! prends-je le courage de répondre, sans même me retourner.
  - Je ne crois pas non, de toute façon tu n'es rien, tu n'existes pas! me hurle-t-il alors que j'avais déjà franchi le portail.

Courageux on pourrait penser, mais c'est faux. Je leur ai juste donné une occasion de plus de me briser. Aujourd'hui encore mes larmes dévalent mes joues, encore un jour de plus, et un jour de trop.

Le cours d'arts du monde anglophone avait commencé il y a à peine 40 minutes que j'ai déjà écrit plus de cinq pages. Je n'ai pourtant pas eu l'impression de recueillir autant d'informations, et je n'ai encore moins vu le temps passer. Je crois d'ailleurs qu'il s'agit de l'un des seuls cours auxquels je suis capable de me rendre - ironique, quand il s'agit de l'un où il y a le plus de monde - et l'un des seuls où j'arrive à prendre des notes correctement. Je ne m'y suis jamais sentie de trop, et la professeure a toujours respecté mon mutisme et mon effacement.
Ta phobie sociale tu veux dire?
Si tu veux, appelle cela comme ça te chante. Tout ce que je sais, c'est qu'ici, je n'ai pas peur d'être là, ou d'être tout simplement. Et c'est tout ce qui compte.
Les tableaux d'Alfred Stieglitz défilent sur l'écran et la professeure, passionnée, ne cesse de parler, cela ne me dérange pas pour autant. C'est beau la passion, non ? J'ai toujours voulu croire qu'elle était une sorte d'espoir camouflé, une petite brindille qui avait survécu parmi les flammes. Cette même brindille, qui ferait tenir n'importe quelle âme en peine, même après les tempêtes. J'ai envie de croire que la passion est la seule et unique lumière qui ne s'éteindra jamais, et que quelque part, elle est la seule chose qui puisse être capable de nous tenir en vie. Parce que sans passion, que reste-t-il de nous ? Que reste-t-il de nous si rien ne fait battre nos cœurs et frissonner chaque petite parcelle de notre peau?
« La passion est encore ce qui aide le mieux à vivre » disait Émile Zola, et je crois qu'il n'y a pas d'autres phrases pour résumer mes propres pensées.
Je commence à gribouiller sur une feuille et divague doucement. Je repense à ma propre passion et comment, inconsciemment, elle m'avait sauvée. L'écriture m'a sauvée. Elle était là lorsque personne ne l'était, elle arrivait par milliers de pensées quand on s'en allait. Elle a été mon moteur, mais aussi ma bouée de sauvetage quand les mains que je tendais ne trouvaient pas d'aide, quand les cris que j'hurlais restaient dans le creux de mon oreiller, quand les larmes et la douleur que je m'infligeaient, ne suffisaient plus. Écrire m'a sauvée, et alors que je pensais fuir un monde bien trop douloureux, je n'ai fait que le découvrir, le décrire et aimer chacune de ses failles. J'écrivais un monde qui me détruisait, sans comprendre que j'en créais un nouveau.

C'était toi, malgré tout. [EN REECRITURE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant