Chapitre 30 : Les récifs tourmentés

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La victoire eut un goût amer ce matin-là. La lueur du jour naissant chancelait entre les rides de l'orée océanique, chassant les dernières ombres tourmentées qui stagnaient au sommet des flots. On y voyait encore s'y noyer, l'encre rouge de nos frères disparus au combat. Bien que la menace avait été écartée et que l'on était ressortie triomphant des harpies de l'oublie, celles qui chantaient la symphonie de la mort, on remarquait certains des marins, penchés le regard par-dessus leurs genoux, et on voyait s'écoulait sur leurs visages meurtris, des larmes plus salées que les infinis courants d'eau qui composent l'océan.

Les camarades qui avaient trépassé au combat avaient donné leur vie pour ce navire, et dorénavant, ils le quittaient, rejoignant le sillage d'une autre mer, celle de l'inconnue, celle aux rivages encore inexplorés par ceux qui arpentent encore les terres des vivants. On se consola alors, s'étreignant parfois dans les bras des uns et des autres et on laissa au vent se charger d'effacer la douleur des souvenirs accablés. Et disparus avec la peine, le sang des morts s'écoulant doucement dans la voûte marine, jusqu'à ce que les silences navrés de la mer viennent apaiser la souffrance du deuil.

On faisait également disparaître, hors des planches du pont, les maudites et hideuses carcasses restantes des vampires des mers qui vinrent s'abattre du sommet du navire pour retourner dans les abysses où ils y trouveront le sommeil sans fin, entre les ténèbres qui contemplent cette région perdue. Il fallut plus de temps que prévu pour éradiquer la suintante gélatine visqueuse de viscères qui rongeait le bois du pont. On dû s'y reprendre à plusieurs reprises, et s'écoula énormément de savons et d'huiles de coude pour défaire le sol de l'empreinte nauséabonde causée par les restes d'organes de poissons sanguinolent. Et même après toute une matinée de nettoyage, le résultat ne fut pas probant, car des marques jaunâtres et bleutées fluorescentes continuaient de luire à la surface écaillée du plancher. Eh bien, il ne s'agira là que d'une balafre de plus sur le vaillant Espadon Rutilant. 

Afin de contourner le problème esthétique que pouvaient causer les tâches fluos disséminées un peu partout sur le pont, Treynor eut l'idée de parsemer des fûts vides par-dessus, mais pour l'odeur... On se contenta de déverser de l'argile brune afin de tenter d'étouffer l'abominable senteur de hareng fermenté qui émanait de la souillure. Pauvre Thomast... À peine avait-il réussi à s'accoutumer aux affreux affres des valses affolées du navire, lui provoquant une nausée profonde, que dorénavant, ce même mal, lui était infligé par les restes de bouillies organiques accrochées aux rides du pont. Mais ce mal se prolongea aussi aux autres membres de l'équipage. Arrivé midi, il était tout bonnement impensable de pouvoir ingurgiter sa bouillie nourrissante sans y remarquer une certaine similitude avec la chair molle de mollusque que l'on dû chasser durant la matinée. Aussi, l'odeur hantait les naseaux des rescapés de la veille et mêlait au sentiment de peine effroyable, il était impossible d'avaler le moindre morceau ce jour-ci.

Lorsque le soleil atteignit une position bien plus haute dans le ciel, on s'adonna à la difficile tâche de réparer la gueule du navire qui avait été défoncé par la créature informe et géante qui en avait jailli. Le vieux loup de la plaine océanique démontrait là sa robustesse au combat. Comment Mörk pouvait-on encore voguer, dissimulé entre ses entrailles, alors que sa proue avait été fendu et que pendait ci et là des morceaux de son échine ? Eh bien oui, la prou tenait encore assez en équilibre à vrai dire, mais cela n'enlevait en rien à un tel exploit. On fini par croire Rakhan lorsqu'il affirmait que son navire était habité par un esprit belliqueux et résilient, peut être celui d'un ancien capitaine qui n'aurait pas lâché mots lorsqu'il fut capturé. Ou bien était-ce le souvenir spectral d'un grand guerrier qui avait pourfendu maintes et maintes mer. Quoiqu'il en soit, esprit ou non, l'embarcation, bien qu'amenuit, continuait de fendre l'air tandis qu'on pratiquait sur elle, une opération chirurgicale des plus délicates. On comblait les fentes, on colmatait les brèches, on suturait les entailles, on ficelait les extrémités, on rembourrait les coins les plus affaiblis avec du cuir, de la laine, de la ferraille et des morceaux de charpentes qu'on récupérait ci et là, que l'on transvasait parfois d'autres endroits afin de répartir équitablement les ressources matérielles que l'on conservait.

Les Fables Du Mana : Le cœur de la magieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant