10. Ariel

41 5 1
                                    

Je n'aurais jamais dû embrasser Pixie. Même si ce n'était que le cou, ce souvenir me hante comme si j'avais goûté à la douceur de ses lèvres.

Je sais d'avance que la soirée que je m'apprête à passer va me faire m'y penser encore plus, en tant qu'échappatoire. Tout plutôt que « profiter de l'instant présent » avec cette famille pourrie de l'intérieur. Et « famille », c'est vite dit.

Mon père m'a invité à dîner avec Margaret, Anthony et lui. Juste comme ça, pour entretenir les liens – ce sont ses termes, pas les miens. Je me demande de quels liens il parle.

Ma mère est morte quand j'étais enfant. Les seuls souvenirs que j'ai d'elle sont des bribes semblables à des disques rayés tournant dans ma mémoire, ne me laissant concrètement que des moments capturés sur des pellicules, que je conserve tels des trésors dans ma chambre. Mon père s'est remarié lorsque j'étais au lycée, avec cette affreuse femme déjà dotée d'un gamin encore plus horrible.

C'est à ce moment que j'ai débuté ma petite phase rebelle, que Margaret a rapidement maté : les œillades noires, les insultes à peine voilées, les menaces, tout y est passé. Elle a tout de suite vu que je n'étais qu'un bambin, qui, même si plus grand et plus fort qu'elle, ne lui ferait aucun mal à cause d'une trop bonne éducation. Elle me rejette parce que je ne suis pas son fils, et je la déteste parce qu'elle n'est pas ma mère. Nous faisons la paire.

Contrairement à son fils, qui jure encore plus que Pixie, se cure le nez à table et mâche la bouche ouverte, je suis un ange. Mais cette femme préfère les démons, et de loin. Elle transforme mon père en un, dans l'espoir qu'ils règnent tous deux sur leur Enfer personnel, accompagnés par leur fidèle Cerbère – et le stupide ange, au placard.

Je sonne : personne ne m'ouvre. Mon père m'a prévenu que Margaret et lui arriveraient sûrement après moi, ayant un rendez-vous chez leur thérapeute de couple.

L'odeur de nourriture me titille : mon père a toujours été un vrai cuisinier. J'ai une faim de monstre, mais je vais devoir les attendre.

Je m'assieds sur le canapé, et scrolle sur mon portable. J'hésite à envoyer un message à Pixie. Lui parler me détendrait, j'en suis sûr, mais j'ai peur qu'elle ne me réponde pas. Nous n'avons pas discuté depuis samedi, le cinéma. Je ne sais pas comment engager la discussion. Et c'est bien pour ça que j'ai besoin d'elle.

Un grand fracas me fait relever la tête. Une silhouette noire pénètre dans l'appartement en titubant : ce doit être Anthony, qui empeste l'alcool jusqu'ici.

— Bonsoir.

Aucune réponse ne me parvient. Je suis habitué.

Anthony va se chercher une bouteille dans le frigo et s'affale à l'autre bout du canapé. J'ignore comment il va tenir le dîner dans cet état.

Il avale à grand corps de bruits répugnants sa bière, et je grimace. Aucune tenue.

Nous n'échangerons pas un mot, avant que mon père et sa femme rentrent un quart d'heure plus tard.

— Bonsoir, Ariel, me salue mon père.

Pas d'accolade, pas d'embrassade. C'est fini, tout ça.

— Coucou mon chat ! s'écrie Margaret en direction de son fils.

Ils se prennent dans les bras : deux vipères l'une à côté de l'autre. J'ignore comment Margaret fait pour ne pas s'apercevoir de la puanteur de son fils.

Nous passons rapidement à table, et seuls mon père et Margaret alimentent la conversation, Anthony étant plongé dans la contemplation de son repas et moi, gardant délibérément le silence. Je fais déjà acte de présence ; je n'en ferai pas plus tant qu'on ne me l'a pas demandé.

Aime-moi si je mensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant