Mon enfer

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Je vois leurs sourire, leur amour.
"Tu as de la chance, tu es protégée, aimée, choyée, intelligente, si parfaite."
Je le sais bien, je n'ai pas le droit de pleurer. Être triste avec toute cette chance serait un affront, une insulte.
"Tout le monde t'aime, tu réussis tout ce que t'entreprend."
Un rire jaune, empreint de jalousie.
Aucune expression de ma part, un visage de cire. J'observe.
"Tu devrais sourire un peu, t'es pas belle à tirer la gueule, pourtant tu es si jolie."
Je ne dis rien, je prend le blâme, enfin, les compliments.

Je me tourne vers ma mère, elle qui se dit me protéger.
"Pourquoi es-tu triste? Je suis une mauvaise mère c'est ça? J'ai compris, je vais me foutre en l'air, comme ça tu seras heureuse! Avec tous les sacrifices que j'ai fait pour vous, tu as à manger et un toit sur la tête ! J'aurais aimé avoir autant de chance petite, et regarde les jolies poupées que je t'ai acheté! Je me suis privée de repas pour t'offrir ça! De toute façon vous m'abandonnerez une fois adultes."
Les lèvres scellées, je n'ai rien demandé, rien le droit de dire, pas le droit de ne rien dire non plus. Marcher sur des oeufs.
Alors j'essuie ses larmes, cette pauvre femme si seule, abandonnée de tous, dans un monde de monstres, un enfer permanent. La terreur au fond de ses yeux anesthésie toujours un peu plus chacun de mes sentiments.
La terreur est ma normalité, la souffrance me berce.
Je n'ai rien ni personne.
Je ne suis rien ni personne.
J'attend, j'observe.
"Pourquoi tu ne te débats pas?!"
Ma mère s'est levée en sanglots, je l'écoute, pour la consoler silencieusement. Je n'ai reçu aucun toucher depuis des années, je ne sais pas la sensation de chaleur d'un simple câlin, y penser me révulse, j'ai envie de vomir.
NE ME TOUCHEZ PAS.
"Je t'ai vu te noyer, et tu te laissais couler sans te débattre! Pourquoi tu ne te débats pas?"
Oui, j'ai compris, un enfant de neuf ans ne devrait pas dire à sa mère qu'il n'aurait jamais dû exister et voudrait juste dormir à jamais, je ne le ferai plus.
Mais je n'arrive toujours pas à me forcer à sourire.
J'attends que sa crise passe, sans un mot, j'écoute, j'observe. La moindre de mes paroles, elle les retourne contre elle comme des dagues affutées.
Oui, j'ai de la chance, je suis aimée, choyée, adorée, si parfaite petite fille.
Je m'en retourne dans ma chambre. Je m'assois par terre contre le mur. Le soleil est encore visible. Et je fixe le mur en face de moi.
J'attend.
J'attend.
Je ne peux faire que ça.
Je ne veux embêter personne. Les larmes ne coulent même plus.
Le soleil est déjà couché. Je fixe encore mon mur. Je suis toute engourdie. J'essaye de me traîner jusqu'au lit, titubant.
Alors là je pleure, et je répète des noms en boucle, toujours les mêmes.
Jusqu'à tomber dans l'inconscience.
Ceci est mon enfance, choyée, aimé, protégée, si parfaite petite fille.
Pas le droit à l'échec.
L'échec à un mauvais arrière goût de mort.
La mort de ceux qui m'aiment.
Tentatives de suicide, mutilations, chantage affectif...
Voir les photos des poignets mutilés de ta meilleure amie de primaire "parce que tu lui manques", oui en effet ça marque.
L'échec a un goût de sang.
Je n'ai pas le droit à la tristesse, pas le droit d'être malheureuse. Je suis l'enfant prodige, celle qui réussit là où les autres ont échoués. J'ai la responsabilité de réussir leurs espoirs.
Et je n'ai pas le droit de me plaindre, moi qui ai tant de chances, moi qui suis si intelligente, si parfaite, si forte.
Oh oui, je peux m'en sortir, je suis une battante! Donc on s'en fout des coups que je prends.
Tant que je me relève.
Peu importe la douleur.
Tant que je me relève.
Et si un jour je ne me relevait pas, je sais, je sais ce qu'on me dirait.
"Tu es si forte et intelligente, t'aurais pu éviter cette situation."
Pourquoi me plaindre après tout? Si je ne me relève pas, un jour, c'est que je n'aurais pas fait assez d'efforts.
Oui, si j'échoue, c'est parce que je suis une flemmarde.
D'accord. Je suis une flemmarde.
Je suis seule et ne peut compter sur personne.
"Tu n'as pas le droit de dire ça! Avec tout ce qu'on fait pour toi!"
Ah. Je ne suis pas seule alors.
"Pourquoi tu ne te confies jamais? Tu n'es pas obligée de tout gérer seule, on passe pour quoi nous après ?"
Ah. Mais je n'ai pas de raison de pleurer, je suis heureuse, aimée, choyée, si talentueuse, si feignante, et si bien entourée.
Alors je tente un sourire.
Mais j'ai envie de vomir.
Alors je pars.
Je pars loin.
Seule.
Mon enfer est plus léger sans le vôtre.

Divagations d'une louveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant