Accident

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Le miroir reflète un vieil homme. Les années ont si vite passées. Curieux, j’ observe ce visage qui me fait face. La peau brunie aux multiples soleils de ce monde, les yeux noirs détaillent chaque rides, chaque plis. Les cheveux sombres, coupés court ,  parsemés de gris se font rares.
La ligne dure de la bouche me donne une expression sévère.
Je me détourne . Mon café. Mon bol de café du matin. Incontournable.
Dans l'armée , j’ avais deux réputations à tenir: celle de plus grand buveur de café et celle d'être toujours en retard. Une blague courait dans mon dos. Si à l' appel, tu arrives apres le capitaine, tu peux considérer que tu es très très en retard.
Ici, j’ aime bien préparer mon breuvage à l' ancienne. Pendant que l’ eau chauffe, je mets les grains bruns dans le moulin, puis en le coinçant entre mes cuisses, je tourne la manivelle.  L’ odeur puissante du café torréfié envahit la cuisine. Je tapote le contenu du petit tiroir au-dessus du filtre, puis je verse l’ eau gouttes à gouttes. Les parfums se déploient, vanille, chocolat, boisé…
Enfant, j’ aimais me faufiler dans la cuisine au petit matin.
Nanny faisait le café de cette façon. Puis assise au coin du poêle l' hiver, sur la marche de pierre devant la porte l'été, elle le savourait religieusement, en silence. Parfois mon père la rejoignait, quand il avait passé la nuit à la ferme pour un vêlage, une poulinière. Je me blottissais entre eux, mon père ébouriffant mes cheveux, me faisait goûter l'amertume parfumée de son grand bol.

Un morceau de pain frais dans un grand torchon à carreaux trône sur la table. Nanny a dû le déposer tôt ce matin.

J’ ouvre mon frigo, beurre de la ferme, confiture de framboise maison. A part ça, il est vide.
J’ ai toujours vécu en collectivité. Ici, la cuisinière régnait en maître sur ses fourneaux menant à la baguette ses aides et ses apprentis.
Plus tard, cuisine de l'école militaire, puis mess, en campagne, un cuistot assurait la tambouille. Selon l’ expression consacrée, je ne sais même pas faire cuire un œuf.
Je jette un œil sur les photos de la crédence. L'équipe de démineurs, avant le drame. On a tous un sourire conquérant, sûr de notre force.
Je suis resté quarante ans dans l’ armée, finissant les dernières années en Guyane. Instructeur pour des stages intensif de survie.sans compter les cinq années d’ école d’ officier. Le Liban, l'Afghanistan, l'Afrique, les pays de l’ est, la thaïlande, la Corée, j’ arrivais, je posais mon paquetage, je repartais. J’ ai refusé de monter en grade, je préférais être sur le terrain.
A côté,  mère , père et Nanny sourient ,assis à la table sous le saule.
Ma mère en pantalon sombre, chemisier blanc, mon père en tenu de travail, ses éternelles bottes aux pieds, Nanny dans une  robe blanche imprimée de grands coquelicots sur le bas de la jupe. Elle porte un bébé, ma sœur cadette, je pose fièrement sur les genoux de Père.
J’ aime cette photos sans couleur.  Ses nuances de gris, de blancs allant du plus clair au plus sombre ,représente le bonheur parfait.

Je sirote mon café avec mes tartines. Une longue journée se profile. J’ apprends à les occuper avec diverses activités.
Grand sportif, des associations m’ ont contactées pour faire du bénévolat. Si je refuse d’ être président ou trésorier, je participe volontiers à une multitude d'activités avec des gamins, allant des minots de 6 ans à de grands ados plus ou moins sur d’ eux.

Chez les jésuites, c’ était déjà une habitude,  les pères noirs comme dit Nanny, j’ aidais parfois la soeur Marie-Joseph pour les repas des petiots.
Je me revois à 5 ans, perdu dans cet immense dortoir ou de plus grands nous aidaient pour nous habiller, la toilette.
A 6 ans, nous étions considéré comme des grands.
Levé à 5h, toilettes à l' eau tiède en hiver, glacée dès le premier rayon de soleil. Messe quotidienne. Petit déjeuner frugal. Gymnastique. 8 h, les cours se succédaient jusqu'à 17 h. Pause goûter, puis études. Extinction des feux à 20 h pour les plus petits, 22h pour les plus grands. Programme immuable, jour après jour.
Heureusement, j’ ai rencontré un copain dès la deuxième semaine . On courait ensemble dans les couloirs , toujours en retard .Il détestait être en retard.
Je me souviens peu de ces années-là, le visage de ce copain se perd dans l’ ombre. Ce temps chez les pères reste flou, accompagné d’ une sensation de malaise.
Je sens cette sensation monter.

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