Le plaid rouge

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Je l'imagine arriver chez moi.
Découvrir mon univers.
Il est loin le pauvre fils de la gardienne jugé et condamné par ses grands-parents.
Je voudrais tant ,qu'enfin, il me reconnaisse.
Nous avons eu des parcours si différents.
J' ai eu l'immense chance d'être accepté par mes parents.
Je les revois, pendant que j' attendais son retour, me dire:

-Philippe, on croit que tu devrais nous dire ce qui ne va pas.
On le sait, mais tu dois le dire toi-même.

Mon père a posé une main légère sur mon genou.
Pour lui la vie est trop étrange, tout peut disparaître d'un moment à  l' autre. C'est donc important de vivre ce qui se présente, de s' accepter tel que l'on est, de laisser les préjugés aux vestiaires des misères.
Peu importe mes goûts, mes choix, je suis son fils pour l' éternité. Ça ne se discute pas.
Ma mère hoche la tête, en silence.

Pour la première fois de ma vie, j' ai reconnu en lui un père aimant.
Il n'était pas comme les autres pères.
Ses angoisses l' empêchaient d'être un modèle  du quotidien.
Il n' était pas présentable quand il tremblait les 14 juillet, quand il se roulait en boule près du poêle les jours de neige, quand il remplissait ses poches de nourriture lors des fêtes de l'école.

Et pourtant, et pourtant, il venait de me dire qui que tu sois, tu dois être toi

Les larmes tombaient de mes yeux.
Je leur ai raconté.
Le pigeonnier, les courses dans les couloirs, les galets partagés, la petite tâche dans l'oeil noir.
Mon père a rigolé, le bonheur se voit.
Qui donc avait laissé traîner le plaid rouge sur le banc? Qui donc avait mis un loquet à la porte du pigeonnier?
Qui laissait traîner du chocolat, des gâteaux?
Qui fournissait  des alibis quand on ne voyait pas le temps passer?

Je les ai aimés mes parents ce jour-là.
Pas en tant que parents, en tant qu'humains.

Encore. Il y a deux mois que tu attends, il ne reviendra plus.
L' espoir peut être un enfer si tu ne vis que d'espérance.
Tu peux attendre et vivre en même temps.

Alors j' ai attendu. J' ai vécu, à fond.
Je suis allé à la porte du château, plusieurs fois, un jour nous nous sommes croisés dans le couloir d'un hôpital, une autre fois nous avons bavardé dans un bar. Je lui ai donné mon….
Il m' avait oublié.
J' ai continué de vivre.

Va-t-il se souvenir cette fois?

J' essaie depuis hier de manger seul.
Pas facile. Ma main gauche n'est pas adroite.
Je commence à sentir le côté droit de mon visage, qui reste bien gauche pour avaler.
Je suis sûr d' avoir plein de nourriture dans mes poils de barbe mal rasés.

Il rentre brutalement.
Il plie et déplie ses grandes mains brunes.
Il lâche son sac à dos.
Il essuie ma bouche, mon menton , toujours avec cette délicatesse sensuelle, parfois j' ai l'impression d' être un trésor pour lui, parfois je le vois lutter contre ses démons. Mais toujours avec cette délicatesse.

Lui si bavard, pas un mot.
Il prend son sac.
L'ouvre.
Son sac ressemble au cabas de Nanny Ady. Plein de choses surprenante: une pêche bien mûre qu'il pose quartier par quartier sur le bord de la bouche, ou un super stylet pour ma tablette, ou un mouchoir à gros carreaux bleus et blancs pour essuyer mon front.

Là, il sort mon casque anti bruit, mes lunettes noires
Un cadre photo.
Mon petit chat maigre de l' hôpital.
La dernière photo qu'on a prise ensemble.
Un autre portrait, moi et mon Danseur, dans sa belle jupe blanche.

Je vois sa pomme d' adam monter et descendre.

Il replonge la main dans son sac, s' arrête, avale sa salive.

J' attend, j' attend…

La porte s'ouvre, la mère du petit chat maigre et la Grande déboulent dans la chambre.
Il referme son sac.

Elle me serre dans les bras, pleure, vérifie que je sois  bien entier.
Iel me met mon casque antibruit.
Iel tient la barre au pied du lit.
Iel a perdu son bagout.
Philippe, Philippe…

Ma secrétaire pousse tout le monde.

Patron, tu répondais pas au téléphone.
J'étais inquiète.
Ton dernier livre à très bien marché. Tu as des signatures.
Patron, tu ne fais plus ça, tu m' abandonnes plus hein? Comment je vis si tu m' abandonnes?
J' ai littéralement ramasser cette femme dans un caniveau, drogué à presque mort.

Je vois le timide ouvrier, la Grande lui fait une place au pied du lit. Il a les yeux rouges, il soulève sa casquette plate pour me saluer.

L'Écoutant ,si ordinaire, dans cette galerie humaine, écoute.

Il croit que je ne l' ai pas vu ramper le long du mur.
Mon Hikikomori en pyjama, trempé de pluie, en chaussons, se recroqueville dans le coin, face à moi ,  il me sourit avant de cacher son visage dans ses bras.

Le joueur de rugby arrive à caser sa grande carcasse au milieu de tous.

Ils ont eu si peur avec le SMS.
Tu vas t'en sortir, on va t'aider, tu n' es plus seul.

Ça piaille, ça caquette, une vraie volière.
Ils se présentent les uns aux autres.
Du moins ceux qui ne se connaissent pas.

L'infirmière tente une percée, le pack de 7 est en pleine mêlée.

Simon pointe son nez.
Se fraye un chemin jusqu'à mon Homme collé à la fenêtre.
Il le soutient d'un regard.
Il repère ce pauvre gamin frigorifié, il lui chuchote quelques mots, lui tend sa bague d' anxiété, celle avec la tête de chien. Curieux ! Il la donne?
Bah…on a tous nos attentes et nos enfers.

Les enfants, les enfants, en voilà un capharnaüm !!!!

Au mot capharnaüm, le silence se fait.
Qui dit capharnaüm de nos jours?

Nanny Ady, nous observe , les yeux sévères
Avez vous vu l'heure?
Il y a un malade ici, et d'autres dans les autres chambres.

A son tour elle repère le chat mouillé qui fait furieusement tourner sa bague chien autour de son doigt.
On vient de la perdre.

Et çui la, personne y a pensé à le mettre au sec?

Je suis toujours étonné de l' entendre passer du langage châtié au patois.

Elle s' assoit en tailleur face à lui.
En tailleur? Elle fait comment ?

Elle lui chuchote je ne sais quoi, elle observe la troupe, fait signe au docteur. Il râle.
Il finit par quitter son t-shirt . Remet sa veste de pompier.

Quelques paires d'yeux flatteurs admirent le spectacle. Tout en muscles fins et poils dorés.

Nanny nous fait une séance de quatre pattes pour se relever ,les genoux grinçants.

Le gamin joue au pousse muraille avec son t-shirt jusqu'à la salle de bain.

Qui ramène qui?
La voix de la Reine Mère retentit dans le silence .

Du haut de son mètre cinquante -six, elle organise, calcule, assigne à chacun son rôle.

En quelques minutes, la chambre se vide.

Sauf lui.

Il a sa tête de je-ne-sortirai-pas.

Il  me retire mon casque, ouvre son sac, pose la photo sur la table de nuit.

L'infirmière ne résiste pas à son air inflexible.
Il sort le plaid rouge.

Il me pousse un peu au bord du lit, me tourne sur mon côté gauche.
Il s'allonge dans mon dos. J'entends le clic de la barrière derrière lui.
Il gigote un peu, je vois un coin de la couverture rouge m' envelopper.
Ses cuisses , son ventre, son buste enserre mon corps, son bras s'enroule autour de ma poitrine, s'empare de ma main, l' autre main se faufile dans ma nuque.

-Dors maintenant.

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