Le triste voyage de Pierre

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  J' ai 40 ans.
  Je suis fier, fier de mon père, Pierre, de ce vieil homme de 85 ans qui raconte son histoire devant un amphithéâtre plein à craquer d'étudiants.

Il raconte son voyage. Son voyage au coeur de l' enfer.

Classe 1937, il finit son service militaire à l' âge de 22 ans, pour aussitôt repartir sur le front, la ligne Maginot .
Il dit la peur, l' armement insuffisant, la fuite, la capture , la honte.

Le premier stalag, en Allemagne, prêt de la frontière russe.
Il fait froid, ils ont faim.
Les installations sont sommaires.
Ils s'ennuient. Les officiers structurent leurs camps.

Il choisit d' aller travailler dans les fermes.
Il peut boire du lait de la traite, dormir contre un cheval bien chaud.

Il est amoureux.
Une ……, qui vient de l' autre côté de la frontière.
……. est enceinte.
Polyglotte, elle parle neuf langues
Ils sont cinq, prêts à partir avec elle en Russie. Elle leur servira de traductrice.

Ils rient, heureux, ils sont libres.
Ils font des photos. Une d'...... pour lui.
Elle sourit.
Une de lui pour ……..
Il sourit.

Ils sont arrêtés.
……. est une dissidente.
Ils sont protégés par leurs statuts de prisonniers de guerre.
Il ne reverra jamais …….
Sa photo reste sur son cœur.
Elle y est encore.
Il ouvre son portefeuille, en sort un portrait fané.
Le bébé ? Il ne sait pas.
Il pense qu'elle a dû être exécutée.
Du moins, il a compris ça en écoutant un russe.

La guerre est finie.
Ils vont être rapatriés vers la France.

Ils ont marché, des jours et des jours avec de mauvais ravitaillement, la faim au ventre, la souffrance aux pieds, le cœur gelé de chagrin pour rejoindre le stalag V.1
Les derniers bombardements sur leur misérable colonne les éparpillent dans les dernières bottes de foin.

Ils sont montés jusqu' à Mourmansk, sur le cercle arctique.
Le chemin a prélever sa dîme.
Les blessés sont abandonnés à l' arrière avec trois médecins eux même blessés.

Ils ont attendu les bateaux. Il se souvient encore d'un des noms: l' Ango.
Il a pris le dernier bateau qui partait pour la Norvège.
450 hommes qui s'entassent sur les ponts, dans les cales.
Il fait si froid. Il a toujours froid. Même encore aujourd'hui.
Là aussi, la mort ,la maladie se servent copieusement.
La Norvège, un autre bateau pour la Suède, puis enfin la France.

Il avait 20 ans quand il a pris les armes.
Il en a 30 passé.
Jeunesse envolée.
Il retrouve son emploi.
Ses patrons l'attendaient les bras ouverts.
Emotions.

La joie de la libération: trop de chagrin, trop de pertes.

Le premier 14 juillet.
Les feux d' artifice.
Il a peur, il se souvient du bruit des bombes.
La tête entre les jambes, il va faire sa première crise de panique.
La première neige le paralyse.
Ses patrons comprennent.
L' accepte tel qu'il est.

Au bar du coin, il rencontre une femme souriante, si différente de son ….
Il lui raconte un peu sa route.
Elle l' écoute, le console.
Il a quarante cinq ans, elle en a trente.
Elle veut un enfant.

Mai 68, les rues explosent, il ne peut plus travailler, il ne peut plus sortir.

Institutrice, sa femme trouve un emploi de gardienne dans un collège, dans les montagnes
Un endroit calme, il pourra un peu aider au jardin.
Il y a un logement, le petit pourra apprendre avec des enfants riches.

Le vieux jardinier le regarde avec mépris.
Tous le pensent alcoolique.
Il tremble en permanence.
Sa femme le berce, quelle chance il a eu d' avoir une telle épouse.

Son fils ne comprend pas.
Pas encore.

Les curetons ont trouvé un livre interdit. Un livre qui parle de sexe immoral.
Élèves et personnels sont tous convoqués.
Il revit les exhortations à dénoncer.

Qui sont les complices de l' évasion?
Qui a apporté ce livre?

Des noms, ils veulent des noms.
Des sanctions, des punitions, les pieds dans la neige, ou à porter des pierres sous un soleil de plomb .

Qui vous a aider à part cette femme?
Elle sera fusillée.

Ceux qui ont apporté ce torchon , ceux qui l'ont lu, brûleront dans les flammes de l'enfer.

Fils, fils, tu ne dois jamais donner de nom.
Tu dois rester digne. Droit.

Si on te demande ton …., tu dois oublier, aussitôt.

Il est fier de son fils , de ses études, de son engagement.
De temps en temps, dans les fermes, il avait vu des hommes avec des étoiles roses. Son fils porte haut son homosexualité
Il lui a donné le courage de se redresser. De ne plus trembler.

Son jeune psychiatre, un peu étrange ce psychiatre, on l' aurait cru plus fou que ses fous, il portait une grande cape noire et un grand chapeau savoyard dans la rue,
Ce psychiatre donc lui a parler d'une méthode nouvelle.
Un certain …..a inventé une nouvelle thérapie pour accompagner les polytraumatisés, vétérans du Vietnam.
Polytraumatisé ?
Je ne suis pas fou?
Non ,monsieur, vous avez vécu des horreurs.

Je n'étais pas fou. Vous comprennez ça ?
Je n'étais pas fou.

Il se tait, un long moment, l' amphithéâtre reste en silence.

Mon fils et ma femme m'ont aidés
Ils ont toujours eu les bons mots, les bons gestes.
J'ai eu la chance d'être aimé.
Tous les anciens des stalags russes ne l'ont pas eu.

Je témoigne ici pour la paix.

La voix de mon père se casse.

Je l' entend encore, au delà de la mort enfin raconter son histoire.

Je peux aujourd'hui entendre mon Homme, je sais ce qu'est le calvaire d'un polytraumatisé.
Mon cœur se serre à l'idée de ce qu'il a probablement subit dans cette clinique.
J' ai animé des groupes de personnes ayant subit des thérapies de conversion.

On va en sortir, ensemble.
On va tous les deux retrouver la parole.

💐💐💐💐💐

Je remercie la fille de Pierre qui a accepté que je romance  l'histoire de son père.
La longue marche vers Mourmansk , la rotation de deux bateaux pour évacuer les prisonniers de guerre français, ont vraiment existé.
Avec les traumatismes qui en ont découlé.

Promis, je démarre le tome référence très bientôt pour les curieuses et les curieux.
















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