Les destins se lient

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Un champ de ruines. De la cendre partout. Des flammes qui persistent ci et là. Des cadavres amoncelés, éparpillés de tous les côtés, entrelacés, déchiquetés par les épées, ébouillantés par l'huile chaude, brûlés vifs par les incendies. Des pieds tranchés pour empêcher la fuite. Des yeux crevés et sanguinolents sur des visages inexpressifs. Les sabots des chevaux qui ont piétiné les torses sans vie. Des morts partout et des orphelins laissés dans leur sillage. 

Jiayi court à travers ce chaos. Ses longs doigts égratignés, recouverts de sang, tiennent sa robe au niveau de ses mollets pour lui éviter de chuter et malgré toutes ses précautions, elle trébuche sans répit. Il lui arrive souvent de heurter un cadavre, de marcher sur une jambe ou une main d'un soldat et quelquefois, elle reçoit un gémissement plaintif en retour. Un appel à l'aide. Les pleurs des enfants la hantent de tous côtés. Elle ne s'arrête pas pour vérifier si elle a rêvé ou si l'homme est encore vivant, si le petit est effrayé. Elle se relève et elle avance.

L'envie de vomir omniprésente. Elle retient autant que possible sa respiration afin de ne pas sentir les relents de la pourriture, les fumées des brasiers tout autour de la cité ou l'odeur de sang tout près d'elle, une senteur mêlée de fer et de saleté qu'elle ne réussira jamais à oublier. Elle court avec le cœur au bord des lèvres, les tripes soulevées et toutes retournées dans son estomac. Bien qu'elle se contienne, son souffle erratique résonne bruyamment à ses oreilles, dissimulant le bruit du feu qui crépite le long des troncs enflammés ou des tours détruites, et aussi la mélodie répugnante de l'acier qui s'élève de toute part. De l'acier qui rencontre l'acier dans un combat interminable.

Des soldats résistent. La bataille n'est pas terminée. Ou l'est-elle ? Ses conséquences sont-elles déjà toutes déterminées ? De tous les assauts de cette guerre sanglante, celui-là a porté le coup fatal. 

Jiayi en est certaine. Elle le voit aux cadavres de ses semblables, à l'épuisement des soldats de son royaume, allongés avec des membres coupés, dans une mare rouge qui humidifie déjà la terre sèche. La cité a été abandonnée. Ils ont fui. Toute la population. Ils ont pris leurs baluchons, leurs coffres de trésor pour les plus riches et les sachets de riz pour les autres, et ils ont décampé sur décret royal. Bien sûr qu'aucun homme en bonne santé n'est resté ou ne s'est proposé en tant que volontaire. Bien sûr que l'armée du Roi n'a pas compté le moindre enrôlement. Et bien sûr qu'ils ont tous ignoré la suggestion très appuyée des Ministres de défendre leurs foyers s'ils le pouvaient. Pas alors que l'ennemi se tenait aux portes de la capitale. Pas alors que l'ultime bataille était perdue d'avance. Le peuple a choisi de fuir. Grand bien leur fasse. Ils mourront plus loin. Plus tard. Mais bientôt. La fatigue, la famine, la pauvreté, l'un d'eux aura raison d'eux. Ou bien s'ils refusent la souveraineté nouvelle de l'Empereur.

En attendant, Jiayi ne pense pas à tous ces gens. En fait, elle ne pourrait pas moins s'intéresser à eux qu'à présent. Elle court pour sa vie. Les gardes du Roi à sa suite, elle le sait. Ils la pourchassent. Pour la mettre en sécurité ? Pour la ramener près de sa famille ? Pour la tuer ? Elle ne pourrait le dire. Cela ne l'empêche pas de mettre le plus de distance entre elle et eux, qu'ils lui veuillent du bien ou non. Elle préférerait se trancher la gorge plutôt que de vivre une seconde de plus sa vie d'avant. Elle aspire à tout laisser derrière elle. Pour toujours. Ne jamais faire demi-tour. Ne pas regretter. Sans adieu, ni regrets. Les enfants filiaux ne meurent-ils pas avec leurs parents ? Ne prient-ils pas leurs ancêtres ? Elle ne périrait pas aux côtés de son père ! Jamais !

Elle saute par-dessus un cadavre et là, la simple peur et la confusion se transforment en terreur, parce qu'elle a deviné l'endroit vers lequel elle fonce tête baissée. Jiayi a visé le flanc nord-est de la montagne qui borde la capitale de Heilong, la Cité du Dragon Noir. Elle s'enfonce cependant dans la forêt au sud, là où a été érigé le campement de l'ennemi. Celui qui a anéanti leur force, qui a désintégré leur armée, qui les domine désormais. Elle ne s'en était pas rendu compte dans la folie et le désespoir du moment. Dès qu'elle reconnaît les branches sombres, privées de la lumière de la lune cachée par les nuages, et qu'elle se cogne de plein fouet à un cerf tout aussi effrayé qu'elle, la jeune femme se redresse d'un bond et dévie tout de suite sa route. Mais c'est trop tard.

D'Or et de NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant