Le serpent au milieu des loups

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Qi Jiayi ne s'était pas préparée à ce qui se trouve désormais sous ses yeux ébahis. La capitale de Jinlong lui avait été décrite comme un lieu austère, froid, où un ciel gris recouvrait sans cesse le paysage morne, où la pauvreté primait, où la violence régnait, où les pires barbaries étaient inventées et mises en oeuvre chaque jour. Bien sûr que les rumeurs attribuaient au peuple du Dragon d'Or un instinct primitif et dominant, des sauvages sans manières et sans scrupules. Les plus crédules à Heilong écoutaient ces histoires en frissonnant, mais, en ce qui la concerne, elle n'était jamais vraiment tombée dans le piège de ces exagérations et de ces affabulations, sûrement parce qu'elle avait vécu à la Cour et qu'elle en connaissait tous les rouages, même les plus tordus.

Néanmoins, elle réussit à être surprise par ce qu'elle découvre à la capitale de Jinlong. Le voyage s'est éternisé, elle s'est ennuyée et n'a plus recroisé l'Empereur depuis ce fameux soir où elle a, apparemment, charmé les hauts officiers, si bien qu'ils ont réclamé sa présence lors de quelques longues nuits de veille, mais elle s'est refusée à eux, se faisant désirer. Si elle veut garder un minimum d'indépendance, elle ne peut se donner à ces hommes et les servir avec une docilité absolue. Il faut qu'elle trace une limite sans paraître offensante et indisciplinée, et qu'ils acceptent de rester derrière cette ligne. Elle se débrouille plutôt bien.

Son cheval guidé par les soldats, elle guette l'Empereur pénétrer enfin dans cette immense cité. De là où elle se situe, Jiayi discerne l'interminable serpent formé par l'armée, dont les premiers passent à peine les remparts. Dans son dos, A-Ning s'agrippe à elle de toutes ses forces. La jument lui a semblé infatigable tout au long du voyage, donc l'ancienne Princesse de Heilong l'a persuadée de monter derrière elle pour lui éviter de marcher sans répit. Par chance, leur monture a montré une robustesse épatante et ne s'est jamais plainte. 

La Princesse maudite de Heilong a davantage voyagé en quelques jours, en ces deux ou trois semaines de périple, que durant toute sa vie. Elle a senti l'air frais d'une campagne au petit matin, avec la rosée et son humidité. Elle a touché l'eau d'une rivière, puis d'une autre, et elle a trempé ses pieds dans le courant impétueux du Fleuve Rouge, où un soldat lui a récité sa triste histoire qu'elle aurait pu deviner toute seule. Le Fleuve Rouge étant l'une des frontières naturelles entre les deux territoires gouvernés des Plaines Centrales. Là où le sang a coulé.

Elle a dormi sous le ciel étoilé et a effleuré les troncs d'arbres inconnus. Elle a entendu tous les soirs les chants peu raffinés de Jinlong et s'est accoutumée à leur dureté. À leur honnêteté. Elle s'est tordu la cheville en escaladant un chemin escarpé. Pour avoir une meilleure vue de la vallée majestueuse qui se dessinait devant elle. Et deux soldats lui ont couru après, pensant qu'elle s'échappait. Avec Ning Ning qui les suppliait d'épargner sa nouvelle maîtresse. Lorsqu'ils ont compris ce qu'elle faisait réellement, ils se sont tenus silencieux derrière elle et lui ont permis de contempler le panorama. Elle a entraperçu une forêt de bambous et a formulé son souhait de s'y promener un jour. 

Attendris peut-être par son ignorance des paysages et sa découverte candide du monde, les soldats ont accepté de rester en arrière avec elle pour que l'ancienne Princesse prenne son temps. Elle n'a pas bougé pendant une nuit et une matinée. L'un Capitaine et l'autre vieil officier lui ont appris quelques préceptes de Jinlong. Ont cité quelques philosophes, mais ils ont prouvé que leur savoir s'arrêtait à l'art de la guerre. Elle a partagé en retour des citations de Heilong sur la Vertu et sur la Voie, tout en songeant à son père et à comment il bafouait chaque jour ces enseignements.  

Et puis, elle est repartie au galop pour rattraper l'armée impériale. La voici à présent sur la dernière ligne droite vers la capitale.

La Princesse note d'abord que la cité n'est accessible qu'en traversant une vaste étendue de terres et d'eaux, des marécages dont Jiayi s'étonne du mélange sordide de beauté et de laideur. Le soleil se reflète dans ses maigres remous et bien que l'allure soit diminuée, elle ne paraît plus s'ennuyer, regardant tout autour d'elle afin de s'imprégner de ce nouvel environnement. Les montagnes d'un côté, des bois à perte de vue, ce bleu propre aux marais, les grues qui s'y abreuvent et les minuscules poissons qui s'y faufilent. Il ne s'agit pas d'une région boueuse et désagréable à franchir, a contrario des descriptions repoussantes des rumeurs. En vérité, le sol est ferme et stable sous les sabots des chevaux et si quelques bottes s'y enfoncent, cela ne gêne pas les soldats, habitués.

D'Or et de NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant