Chapitre 30: Pharmakon

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En grec ancien, le mot pharmakon signifiait poison et remède. Pour déterminer son sens dans une phrase, il fallait connaître le contexte.

C'était pareil avec Nadir, une question de contexte. D'abord remède, puis poison. Il s'était insinué dans mes veines, empoisonnait mon corps et mon esprit. Et ce qui a été poison ne peut redevenir remède. Cela ne ferait qu'empoisonner un peu plus. On pouvait néanmoins décider d'en prendre à petite dose, tenter de s'y habituer, tout en sachant qu'il aurait le coup fatal. Nadir s'était immiscé dans chaque partie de ma vie, de mon âme, vicieusement, comme un serpent. La morsure d'un serpent finissait toujours par s'infecter et après, il n'y avait plus qu'à prier. C'était une mort à petit feu, douloureuse.

Je devais donc lutter pour entretenir ma flamme afin qu'elle ne s'éteigne jamais. Je l'avais promis à Karen Smith.

Le temps s'étirait, m'étouffait. Je repensai à ma vie, à Taylor, à son mariage à venir, à l'angoisse des retrouvailles. À Nadir.

Quand nous étions adolescentes, ma sœur m'avait dit qu'une rupture c'était comme un deuil. Lent et douloureux, il fallait pourtant le vivre pour se rappeler qu'on était en vie. C'était souvent injuste, mais naturel. Avec Nadir, tout était différent. Il était constamment là, derrière moi – ou en l'occurrence à côté – et répétait qu'il m'aimait plus que tout. Nous étions séparés sur le plan théorique, mais pas pratique.

Le poison était puissant et durait longtemps.

Je ne savais pas vraiment comment me positionner sur le schéma classique du deuil.

La première étape était le choc. Dans la cave, en fin d'après-midi. Brutal et irréversible. Par définition, il était imprévisible. Je me souvenais encore de la sensation du sol se dérobant sous mes pieds. C'était une étape à double tranchant : fermer les yeux et se conforter dans le déni ; ou s'enfuir dans la forêt, en maillot de bain. Si la seconde option comportait des effets secondaires non-négligeables, la première était sans doute pire. C'était renoncer à toute raison, à sa fierté. Accepter d'avoir été trahi et ne pas s'en soucier. Tout ça pour au final se réveiller un matin en se demandant où étaient passées les cinquante dernières années et si elles en avaient valu le sacrifice.

Il n'y avait pas de deuil sans colère. Étape remplie d'adrénaline et d'envie de vengeance, certaines que l'on ne prononcerait jamais à voix haute. Une envie irrépressible de faire souffrir tous les idiots qui répétaient à tout-va que la vie était belle. C'était une erreur ; seule la colère était belle car elle était sans concessions, tellement grisante que certains y demeuraient bloqués à jamais. Détester les autres était plus facile que se détester soi-même. Mais ce type de colère faisait perdre la tête et conduisait bien souvent à des drames. Même les plus motivés ne pouvaient vivre dans la haine constante. L'envie de soulager cette soif insatiable pouvait facilement faire tomber dans la dépendance, la violence. Heureuse nouvelle, la dépression – soit la troisième étape du deuil classique – entrait en jeu.

La dépression ou autrement dit : s'enfiler tout un mini-bar avant d'aller dormir. Courageux donc, mais pas téméraire. Le dégoût de soi prenait le pas, la honte aussi, et la remise en question de tous les choix pris depuis l'enfance. Tout abandonner devenait tentant, se laisser glisser dans le désespoir sans fin que pouvait offrir la vie, pourvu qu'on la regarde avec le mauvais œil. La colère passée se dirigeait vers sa propre personne, la seule vraiment responsable. C'était moi et je le savais. Le dégoût de son propre corps, la culpabilité qui prenait dès le réveil, si tant est qu'elle ait pu disparaître au moment du sommeil. Même dans mes rêves je me détestais. C'était sans aucun doute la pire étape.

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