Chapitre 6 : la Mort (non corrigé)

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La coque du navire finit par percuter la côte, nous secouant férocement. A mes côtés, George semblait comme scotché au plat-bord, incapable de s'en décoller.

-Allez ma p'luche, tu va quand même pas pioncer ici, l'encouragea Jeane, émue de son récit.

-S'il le faut, si, grinça-t-il entre ses dents, crispé comme jamais.

Je lâchai un grognement et attrapai son épais biceps pour le tirer vers moi. Si j'y mis le peu de forces qu'il me restait, les dents serrées, il ne cilla pas et demeura parfaitement immobile. En vain, je poussai et tentai de l'entraîner avec moi ; même avec l'aide de Jeane, rien n'y changea ; à l'inverse, il n'oscilla pas un sourcil. Sidéré par sa force, je pris quelques secondes pour reprendre mon souffle. Il était impossible de le déloger !

-Tu restes ici alors ? finis-je par lâcher, frustré et agacé.

A ce rythme là, même moi ne pourrai descendre du navire, et il me tardait de remettre les pieds à terre.

-Oui, grogna l'ours, menaçant.

Jeane recula et m'accorda un regard amusé. Qu'y avait-il de drôle à la situation actuelle ?! Je soupirai et levai les mains en signe d'abandon :

-Reste là si ça peut te faire plaisir. Moi, je descends.

Il tomba assis au sol en guise de seule réponse. Je soupirai et tournai les talons, les poings serrés. Pourquoi fallait-il toujours qu'il fasse des siennes ?! Si George en avait bavé plus encore que moi, cela n'empêchait pas le fait que la situation soit trop urgente pour qu'il se permette un tel caprice. S'il pensait que j'avais envie d'aller m'enfermer dans un bunker militaire, pris au piège sur cette île, il se trompait.

Je virai à droite et, à la suite des rangées d'Erkaïns chargés de caisses, dévalai la planche de bois avec précaution, de peur qu'elle ne se brise sous le poids le toutes ces charges.

Je relevai finalement les yeux une fois les pieds posés à terre ; qu'il était bon d'être en équilibre sur une surface rigide, non sans cesse violentée par les vagues ! Le ciel d'azur permettait au soleil de déposer de délicats rayons dorés sur le sable dru, dont la chaleur contrastait avec les courants d'airs qui me chatouillaient la nuque.

Mais la tranquillité du rivage ne se révéla être qu'un pieux mirage face à la véritable fourmilière que j'avais sous les yeux. Hommes et femmes allaient et venaient sans cesse, chargés ou non, mais conservant tous une mine implacable. J'aperçus même des blessés et emplâtrés dans leurs bandages se traîner vers des camarades. Mon regard se posa sur les grands édifices cubiques qui servaient de logis à tous ces gens, puis remonta sur les immenses tourelles noires. Si leur sommet m'était tout de même bien visible, elles n'en demeuraient pas moins imposantes. Elles semblaient m'intimer le respect de toute leur hauteur menaçante.

Je sursautai violemment lorsqu'une main se posa sur mon épaule :

-Elles sont encore plus lugubres de près, soupira Kaï, lourdement appuyé sur moi.

J'eus une grimace : la sensation des griffes plantées dans ma chair était encore fraîche dans mon esprit, tout comme la douleur. Je me dégageai lentement, laissant le vieil homme retrouver son souffle seul.

-Ce n'est pas moi qui les ai construites, lui rappelai-je, un air de reproche méprisant dans la voix.

Il releva deux yeux bleus amusés dans ma direction. Surpris, mon visage haineux se décomposa alors qu'il se redressait. Depuis combien de temps Kaï n'avait pas été amusé de la sorte, pour, qui plus est, une chose aussi stupide ?

-Là, mon jeune ami, tu marques un point, soupira-t-il, avant de s'étirer pour faire craquer ses articulations douloureuses.

Il se secoua et m'entraîna vers la grande place sablonneuse, dans laquelle les soldats délaissaient les caisses. Elles s'empilaient lâchement, en gros tas, sur les bords de l'endroit.

-Reste près de moi, m'ordonna le vieux Roi en m'entraînant entre les allées et venues de dizaines de personnes.

J'arquai un sourcil : craignait-il que je me perde ? Il sembla cependant remarquer mon regard exaspéré, car il ajouta, un sourire aux lèvres :

-Je voudrais te montrer quelques personnes ; enfin, en vérité, je voudrais surtout qu'elles te voient. Qu'elles sachent que tu ne représentes aucun danger pour nous.

Perplexe, je le laissai faire sans broncher. Qu'il fasse, je n'avais pas le cœur à protester aujourd'hui de toute façon. Ma gorge se noua lorsque je songeai aux raisons de mon silence. Toutes ces morts précipitées, dont le sang ruisselait encore sur mes mains. Aïru, Thiflea, Jack, Bört. Je pensai alors à toutes les vies que j'avais également prises au cours de la bataille ; tous ces gens que j'avais abattu ne reverraient jamais leur famille. Jamais plus ils ne riraient, ne souriraient...

Je fus alors pris d'un haut-le-coeur, l'estomac retourné. Et dire que jusqu'alors, je n'avais même pas réalisé toutes ces choses. J'avais été trop occupé à pleurer sur le sort de mes proches. De Aïru. Avais-je, tout comme nos ennemis, tué le père d'une créature dans Phoenix ? Pourquoi n'avais-je jamais réalisé mes véritables actions ? Pourquoi n'avais-je donc jamais eu de prise de conscience ?! Je venais d'ôter la vie, de faire couler le sang. Non pas comme un animal pour manger, non, comme un humain. Pour une cause politique, contrôlée par d'arrogants dirigeants. J'étais devenu pionnier de leur macabre génocide, si toute fois c'en était un. Je me rappelai alors les paroles de Nooa : n'y avait-il donc plus aucune trace d'animal en nous ? N'avions nous donc plus cette pitié face aux mourants, quels qu'ils soient ? Non, désormais ne restait que le besoin de torturer, d'abattre. De prendre la vie pour mieux détruire la sienne.

Cette fois-ci, je ne pus me contrôler : je tournai brusquement les talons et, le ventre comprimé, dégobillai le peu qu'il me restait dans l'estomac. Les larmes roulèrent sur mes joues alors que la douleur s'infiltrai dans mes veines, tel un poison. Je ne voulais pas, je ne voulais plus. Je tombai à genoux, les visages ruisselant, les mains sanguinolentes et trempées de vomi. De lourds sanglots amères s'échappèrent de ma gorge, et une main tendre me serra l'épaule.

Je ne relevai même pas les yeux vers Kaï. Je ne voulais pas l'entendre dire qu'il comprenait.

Simplement je laissai mon estomac se vider, encore, ma voix se briser sous mes gémissements et hurlements. Rien n'égalait une telle douleur intérieure. 

La mort, la mort, la mort, voilà tout ce qu'il restait. 

Mon cœur n'était plus, les miettes s'en étaient envolées. La mort avait tout pris. Mes raisons de vivre, l'espoir, l'amour, l'amitié, la joie. Mes membres pendaient, j'étais vidé de vie et d'eau. J'étais la mort.

Les Mondes d'Enohr ; les Secrets de Kaï -Tome 3 Cycle 1 / Terminée /Où les histoires vivent. Découvrez maintenant