Les Mondes d'Enohr ; les Secrets de Kaï -Tome 3 Cycle 1 / Terminée /

Chapitre 30 : le Silence

Il me sembla qu'à cet instant, tout était bien plus réel que d'ordinaire. Cet ordinaire où mon Dragon n'avait été qu'une image effrayante, qu'un simple dessin abattant ennemis et apeurant amis. Cet ordinaire où je n'avais jamais été témoin des véritables horreurs qu'entraînaient mon Don.

Effondré, je glissai de ma chaise et m'écroulai au sol, déchiré par la douleur. On s'agenouilla à mes côtés, mais je ne le voyais pas. Ne restait de les habituelles questions sans réponse.

-Pourquoi ils sont morts pour moi ? m'étranglai-je, relevant le regard vers la silhouette, qui demeurait floue, tant mes yeux s'embuaient de larmes. Pourquoi tout le monde meurt pour moi ?

Seul le silence me répondit. Toujours cette vieille connaissance qu'était le silence. Lui qui avait toujours la réponse que je n'attendais pas. Julie, Aïru, désormais que je tombai à genoux au sol, ils me semblaient plus absents que jamais. Thiflea, Jack, Bort, tués dans une guerre que j'aurais peut être pu empêcher plus tôt, si j'avais daigné mettre de côté mon arrogance.

Je poussai un gémissement de douleur, torturé intérieurement.

-Pourquoi..., gémis-je, haletant, les poumons comprimés.

-Personne n'es mort pour toi, fit une voix féminine, dure et sèche.

Je relevai brusquement le regard, les yeux écarquillés. Etait-ce ma mère que j'avais sous les yeux ?

-Oh, écoute moi ! rugit-elle à nouveau. Personne n'est mort pour toi, tu entends ? Ils sont morts pour une cause plus grande. Ils ont été tués par cette foutue guerre, pas pour se sacrifier.£

-Si, sanglotai-je, incapable de faire face au regard désapprobateur de Julie. Tu es morte pour moi. Tu as sauté dans les flammes pour moi.

Elle m'attrapa brusquement les épaules et me secoua, approchant son visage à seulement quelques centimètres du mien. Je crus être incapable de respirer, tant la douleur m'oppressait, lorsque je vis non pas la figure de Julie mais celle de Nell.

-Tu vas vraiment abandonner maintenant ?! cracha-t-elle en me secouant davantage, me laissant comme simple pantin inanimé dans ses bras. Ta mère serait morte en vain ?

Mon cœur ne pouvait plus se déchirer. Je n'en avais même plus. Je me redressai légèrement, l'expression soudain vide de toute émotion. Nell tomba assise à mes côtés, les yeux embués de larmes, et je coulai un regard dans sa direction :

-Pourquoi est-ce que tout ça me tombe dessus maintenant ? murmurai-je d'une voix à peine audible. Ma mère est morte il y a trois mois. Mon père il y a quelques semaines. Et au milieu de tout ça, de toute cette guerre, j'ai été incapable de réaliser qu'ils étaient parti pour toujours. Que jamais je ne les reverrai, n'entendrai leurs voix, ni leurs rires. N'aurait le temps de leur dire que je les aime.

Cette fois-ci, elle ne trouva rien à redire. Simplement elle plongea son regard dans le mien, et une larme roula sur sa joue. Je baissai les yeux, les dents serrées :

-Je t'interdis d'avoir pitié de moi.

Encore une fois, elle ne répondit rien. Toujours ce même silence. Ma gorge se noua davantage, si seulement cela était possible ; un long et lourd silence, voilà tout ce qu'il restait de la mort. Nos souvenirs pour réinventer leur voix, notre nostalgie pour nous donner l'illusion que le silence est enfin parti. Et notre tristesse, pour nous rappeler que désormais, c'est tout ce qu'il restera d'eux.

-Je n'ai pas pitié de toi, murmura-t-elle en continuant cependant à me dévisager. Je me demande juste si...

-Kenfu ! me héla brusquement une voix, coupant Nell dans son élan.

Je sautai sur mes pieds, les yeux écarquillés, et vis Sinna débouler entre les portes.

-Jeane a eu la vision, haleta-t-elle.

Je fronçai les sourcils et me précipitai vers mon amie :

-De quelle vision tu parles ?!

Elle jeta un bref coup d'oeil à Nell et grinça entre ses dents :

-Celle qu'on a eu en franchissant le Portail.

Sans plus attendre, elle m'entraîna à toute allure en travers des couloirs. Nous dérapâmes sur le sol dans un crissement aigu avant de nous stopper brutalement face à une petite porte entrouverte que Sinna poussa doucement. Hors d'haleines, nous pénétrâmes dans la petite pièce, similaire à celle qui m'avait servi de chambre environ une heure plus tôt.

Là, Jeane était étendue sur un lit aux draps tâchés de sang. Dégoulinante de sueur, elle serrait la main de George, assis à ses côtés et la mine extrêmement pâle.

-Alors, elle t'a dit ? murmura Sinna à voix basse, de peur de réveiller la blessée.

-Elle va mieux ? préférai-je demander, inquiet de l'apparence aussi maladive de mon amie.

Le grand blond acquiesça :

 -Ses saignements ont stoppé. Les médecins disent qu'elle sera vite remise sur pieds. Aucun organe vital n'a été touché.

Il déglutis ensuite :

-Elle me l'a dit, oui... Mais ça ne va pas te plaire, Kenfu.

Je pris une chaise dans un coin et m'assis, les mains tremblantes. Une partie de moi ne voulait pas entendre ce qu'il allait me dire ; cependant, il le fallait. Ce n'était probablement pas un hasard si cela arrivait maintenant, et encore moins après avoir été blessé par mon Dragon.

George se râcla la gorge, la mâchoire crispée, et nous souffla :

-Elle m'a dit que après avoir été frappée par son Dragon, elle a vu une lumière blanche aveuglante. Elle n'a cessé de la revoir jusqu'à maintenant, à intervalles irrégulières. Quand elle a perdu connaissance, elle a revu cette lumière, puis la suite de sa vision ; elle a vu des champs et des clairières de sables, ainsi qu'une maison de campagne. Un verger et une enseigne de crocodile.

-Et donc ? m'impatientai-je, peinant à respirer tant que la peur et l'appréhension me dévoraient l'intérieur.

-Elle a vu deux silhouettes. Une femme de la cinquantaine et un jeune homme brun. Puis... Puis une forme déployée dans les airs. Les vents qui fouettaient le paysage et la terre qui tremblait. Un hurlement. Et... Et un autre esprit Dragon. Un Dragon Blanc.