Chapitre 23 : la 𝐹𝑟𝑎𝑛𝑐𝑒 ?

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Une couverture glissa sur mon visage. Je serrais les mains de Jeane et de Sinna dans les miennes avec force, de peur de les lâcher. J'appuyai sur mes paupières ; alors, je fus comme frappé par la foudre et ma respiration se coupa sous le choc. Un frisson de magie me traversa tout entier ; le Dragon hurla en moi, s'agita violement. Je voulais hurler, mais je n'avais plus la parole.

Soudain, tout redevint calme. Les sons s'envolèrent, tout comme les mains de mes deux amies ; paniqué, je battis des bras pour les retrouver, mais mes bras aussi semblèrent s'être volatilisés.

Alors, une lumière blanche naquit dans l'obscurité. Elle m'aveugla, mais je ne pouvais plisser les yeux. Je ne pouvais plus rien faire. Le paysage tournoya, se balança sous mon regard ébahi. Il se stoppa soudain net sur une image floue ; j'étais de retour dans la vallée de glace. Mais il y avait là une vingtaine de personnes. Sur les marches noires, une femme aux cheveux noirs serrait dans ses bras un autre homme dont les cheveux étaient de la même teinte. Ses yeux verts luisaient au crépuscule. Je crus m'étrangler ; c'était moi !

Mais très vite, le paysage s'élança à nouveau, jusqu'à m'en donner le tournis : à nouveau j'étais dans la vallée de glace, mais cette fois-ci la nuit était sombre. Il n'y avait plus personne. Soudain, la terre trembla ; trois avions chutèrent du ciel d'encre et s'écrasèrent dans la neige. Encore une fois, je vis deux yeux verts émeraude luirent dans l'obscurité, mener des dizaines d'autres silhouettes vers le Portail. Et là, à l'horizon, d'épais nuages violacés électriques couraient vers eux. Ils fuyaient.

Le noir m'avala à nouveau, et l'air envahit mes poumons. Je pris une grande bouffée d'air, tremblant, et ouvris les yeux sur une lumière éclatante. Sinna, Jeane et George étaient étendus à mes côtés dans ce qu'il me semblait être un vieux cabanon de bois abandonné. La rouille colorait tous les outils de jardinage, et il ne restait que la moitié du toit.

-Où sommes nous ? gémit Jeane, une grimace au visage.

-Il ne me semble pas qu'Enohr abrite sept Portails aussi grands que celui que nous avons à Phoenix, lui répondit George d'une voix lontaine. Ils doivent être masqués par de la Magie.

Je ne bougeai pas. Je restai là, à fixer les restes du toit de bois. Que venais-je de voir ? Une vision ? J'eus un frisson au souvenir de ces deux iris verts. Les miens.

-Toi aussi, tu les as vues, Kenfu ? me demanda Sinna d'un murmure.

-Tu m'as vu serrer une femme aux cheveux noirs sur les marches, puis les avions qui s'écrasent ? fis-je, comme perdu.

Elle acquiesça lentement.

-Je n'ai pas vu ça, moi, s'inquiéta George d'une petite voix.

Sinna et moi nous redressâmes d'un même geste.

-Tu n'as pas vu la même chose ? répétai-je, les sourcils froncés.

-Non, enchaîna le jeune homme, les yeux baissés. Je me suis vu vêtu d'un manteau de fourrure royal, comme portent les Rois de Phoenix à leur couronnement. Je me suis agenouillé face au Portail et j'ai fait une prière sous la bonne garde de quelques hommes armés.

-C'est tout ? insistai-je en plantant mon regard dans le sien.

Il opina du chef.

-C'est trop étrange, murmura Jeane. Moi, je n'ai rien vu.

J'arquai un sourcil. Elle disait vrai.

-Oublions tout ça pour le moment, vous voulez bien ? lança Sinna en se redressant. On doit trouver où nous sommes sur Enohr.

J'approuvai d'un signe de tête et imitai mon amie. D'un pas hésitant, je contournai une montagne d'outils rouillés et fis face à une petite ruelle mal entretenue ; un grillage déchiré nous séparait du chemin bétonné. Quelques poubelles jonchaient çà et là, dans les coins, et quelques pigeons picoraient dans le vide.

J'ôtai mon manteau et rangeai mon bonnet et mes gants dans mon sac tout en m'avançant. Je penchai la tête pour éviter les piques du grillage déchiré et enjambai les parties du bas pour passer dans la ruelle. Les murs grimpaient sur une dizaine de mètres de hauteur, et nulle fenêtre ne les décorait.

-Vous êtes sûrs qu'on est sur Enohr ? murmurai-je à voix basse à mes amis qui me talonnaient. Je suis sûr que même Titan est plus chaleureux, plus coloré.

J'atteignis l'extrémité de la ruelle, et les bruits m'assaillirent ; les yeux écarquillés, je fus pris d'un mouvement de recul et étouffai un cri de surprise. Des machines de métal couraient sur une voie bétonnée, tandis que des humains par dizaines marchaient sur les trottoirs pavillonnés. Deux femmes passèrent devant moi, les lèvres rougies et un étrange chapeau sans visière élégamment posé sur leurs cheveux soyeux. Elle roucoulèrent à ma vue et me firent un signe de main tout en riant. J'arquai un sourcil, épouvanté, et elles s'éloignèrent tout en balançant des hanches.

En face et tout le long de la rue, les mêmes bâtiments cubiques, cette fois-ci agrémentés de fenêtres, nous entouraient. Les rues me semblaient très étroites ; j'étouffai par tant de monde, de ces maisons carrées bleues, blanches, grises, marrons, qui occupaient tout l'espace.

-Mais où sommes nous, putain ?! m'étranglai-je.

-Vous êtes un étranger ?

Je sursautai violemment, les muscles bandés, prêt à me battre. Il y avait face à moi un homme au visage rond et aux petits yeux serrés derrière un imposant nez.

-Oui, monsieur, répondit George, à mes côtés.

-Eh bien, vous êtes à Paris, nous sourit l'homme d'un ton jovial.

-Mer-Merci, monsieur, balbutia mon ami en lui faisant un signe de main.

Celui-ci plissa davantage des yeux et s'éloigna.

-George, c'est où Piris, sur Enohr ? demanda Jeane, tremblante et effrayée.

-C'est Paris, rectifia-t-il, plus confiant. Je crois que c'est la capitale de la France.

-Et à la France, les gens parlent la Langue Commune ? m'assurai-je tout en surveillant les alentours d'un œil méfiant.

Les filles ne cessaient de roucouler sous mon nez, et je n'appréciai guère cela. Etait-ce pour les Hommes d'Enohr une mise en garde, un avertissement, une menace ?

-Je crois, oui, réfléchit George. Je crois même que nous sommes dans le seul pays d'Enohr où les gens parlent la Langue Commune.

-C'est peut-être pour ça que le Portail est placé à la France, remarqua Sinna en haussant les épaules.

Je me renfrognai lorsqu'une nouvelle femme aux lèvres rouges m'adressa un coup d'œil malicieux et décidai à bouger. Je pris la direction opposée de la plupart des passants en lançant à mes amis :

-On s'en fout de l'emplacement du Portail, du moment qu'ils parlent notre langue. Allons plutôt voir si on peut pas trouver une carte dans cet endroit bondé. 

Les Mondes d'Enohr ; les Secrets de Kaï -Tome 3 Cycle 1 / Terminée /Où les histoires vivent. Découvrez maintenant