Il était aisé de se fondre dans la nuit, de se faufiler derrière les cagettes de bois et de métal, aussi rapide et silencieux qu'une ombre. En revanche, il l'était bien moins quand un jeune homme de plus de deux mètres nous talonnait, incapable de la moindre discrétion.
-George, tu m'as marché sur le pied ! gémit Jeane à voix basse.
Nous nous stoppâmes au flanc d'un navire à l'unique mât. Sa coque de bois indiquait qu'il s'agissait là d'un simple bâtiment de pêche ; il aurait été en métal, autrement. Je m'accroupis, les yeux levés vers son plat-bord. Personne sur le pont. C'était déjà une belle avancée.
-Désolé, grimaça George sous la réprimande de son amie. Mais c'est que je ne vois pas très bien, à cause de...
-Chut ! sifflai-je entre mes dents en les foudroyant du regard. Garde tes excuses pour toi ! Et Jeane, on a survécu à des bombardements, une bataille contre quatre armées réunies, et on vient de tuer cinq des meilleurs soldats d'Orhond ! Alors je pense que quelques orteils écrasés ne vont pas te faire grand mal !
Ils refermèrent aussitôt la bouche. Voilà qui devrait les faire taire un moment. Seuls les yeux de Sinna restaient impassible ; leur lueur bleutée luisait dans la pénombre et me scrutaient sans expression. Mal à l'aise, je reportai mon attention sur le petit navire et le leur montrai d'un bref signe de menton :
-Allons sur celui-là.
-Il n'y a pas de Baleines sur celui-là, protesta George, quelque peu apeuré.
-On a une voile et un gouvernail, répliquai-je. Ca ne devrait pas être bien compliqué.
-Tu sais lester des cordes, toi ? railla Sinna, méprisante.
Je lui accordai un regard noir :
-Si t'es pas contente, t'as qu'à rester ici.
Elle eut une grimace de haine et détourna les yeux. Elle aussi avait grand besoin de se calmer.
-Allons-y.
Je quittai vivement ma cachette, suivis des trois autres. Les yeux plissés pour me repérer dans l'obscurité, je pus voir un filet sur la coque du navire.
-Montons par là, leur indiquai-je en pointant le filet en question du doigt.
Je m'avançai en premier, le cœur battant ; j'avais fait bien des choses dans ma vie, mais jamais encore je n'avais volé un navire. J'agrippai le filet de mes mains tremblantes et, instable, me hissait à la force de mes bras. Une main après l'autre, un pied suivant l'autre, je finis par attraper le plat-bord pour me hisser sur le pont. Là, je m'avançai au devant du navire pour contempler l'étendue d'eau sombre, étalée à perte de vue.
Je déposai mon sac au sol et rebroussai chemin, vers le mât. Les voiles étaient déjà lâchées et nouées grâce à d'épais cordages. Au moins n'aurais-je pas à les faire moi-même. Je m'approchai d'une poulie non loin du plat-bord opposé où montaient mes amis, que je me pressai de pousser d'un grognement. Le tintement métallique de l'ancre, ainsi que le déhanchement soudain du navire m'indiqua que nous pouvions amarrer.
-George, finis de ramener l'ancre, lui lançai-je alors qu'il s'avançait dans ma direction, son sac lâché au sol.
Je bondis derrière le gouvernail ; déjà le navire pivotait, poussé par les vents et les courants. L'adrénaline s'influa dans mes veines et je fis tournoyer les hanses du gouvernail entre mes mains. Le vent me chatouilla la nuque, et l'odeur salée de l'océan porté avec lui provoqua en moi un puissant sentiment de liberté. Ainsi, c'est ce que ressentent les Pirates, compris-je. J'avais soudain bien plus de respect pour eux qu'autrefois.
-Allons y ! souris-je, la mine déterminée.
Le gouvernail glissait entre mes doigt, et la fluidité avec laquelle je le guidais m'étonnait. Alors, sans prévenir, le soleil pointa à l'horizon ; un éclat de lumière m'aveugla un instant, et je portai la main devant mes yeux plissés. Les nuages pâlirent d'un rose mauve, tandis que l'astre rayonnant à l'horizon était entouré de cotonneux nuages orangés. Le spectacle était magnifique. Sinna, à mes côtés, le contemplait, ébahie. Toute trace d'agressivité et de rancune avait quitté son visage ; désormais ne restait que le ciel, la mer, et nous. Un instant la pression, le devoir, les responsabilités, tout ceci s'était envolé. Jeane, debout à l'extrémité du navire, écartait les bras pour crier sa liberté soudaine. Portés par le vent et les marées, à leur seule volonté : plus de Baleines, plus de guerres, plus de Dragon.
Je songeai alors à Kaï, à tous les sacrifices qu'il avait fait pour me permettre d'accomplir ma Prophétie, quelle qu'elle soit. J'aurais aimé qu'il soit là, à mes côtés, et que son regard de vieil homme se pose sur ce levé de soleil. Qu'un instant ses peurs, ses doutes, et tourments disparaissent.
Je coulai un regard vers Sinna. Elle était bien à mes côtés, malgré tout ce que j'avais pu lui dire.
-Je suis désolé pour ce que je t'ai dis, la dernière fois, maugréai-je, mal à l'aise. Ce n'est en rien ta faute si mes parents sont morts.
Elle eut un sourire, sans pour autant me regarder. Elle était si belle, ainsi rayonnante sous le soleil. Ses yeux bleus brillaient de larmes. Elle se tourna finalement dans ma direction et éclata de rire :
-Quelle importance, après tout ? Ce n'est la faute de personne. Seulement du destin. Il devait en être ainsi. Maintenant, on doit aller de l'avant.
Elle rit de nouveau face à mon expression émue et m'accorda un regard doux, que je lui rendis d'un sourire. Nous reportâmes alors notre regard sur l'horizon, et nos mains s'accolèrent pour se serrer tendrement.
Désormais, le futur ne dépendait que de nous.
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Les Mondes d'Enohr ; les Secrets de Kaï -Tome 3 Cycle 1 / Terminée /
Fantasy⚠️Corrections en cours⚠️ (Lire le chapitre d'avertissement avant la lecture) *********** [Tome 3 de la Saga des Mondes d'Enohr] *********** Une Prophétie est née. Une Guerre a éclaté. Le Panda-Roux pourra-t-il tous les sauver ? Alors que Kenfu et s...