Chapitre 4

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   Personne ne m'a attendue pour pleurer. Au moins, contrairement aux autres, ma famille me comprend. C'est seulement un trimestre, en effet ; mais pour moi qui n'ai jamais été séparée de ma sœur et ai mal vécu le simple fait de ne pas me retrouver dans sa classe l'année dernière, c'est bien plus que ça. Mes larmes ont menacé de couler à chaque message que je recevais sur mon iPhone pendant le trajet du retour, qu'ils aient un rapport ou pas ; et, à la seconde où ma main a frôlé la poignée de la porte, c'était la fin.

   Maintenant, je me retrouve incapable de bouger. Mon sac tombe au sol alors que les courants d'air entre l'entrée et la fenêtre de la cuisine jouent avec mes cheveux jusqu'à ce que tous s'entremêlent avec les larmes sur mes joues. Notre père qui a toujours eu plus de self control que nous vient à ma rescousse et pousse doucement la porte après avoir ramassé mon sac pour le déposer sur les marches.

– Allez, sèche tes larmes, va falloir assurer pour deux pendant mon absence. On a une réputation à tenir, essaie de me taquiner Didi.

   Est-elle au courant pour la vidéo ? Il y a un peu de sérieux dans son ton comme si elle me demandait secrètement de rattraper le coup. Ça risque d'être compliqué sans elle...

– Tu m'appelleras ? je l'interroge entre deux sanglots.

– Évidemment, je veux tout savoir.

– Avec le décalage horaire, il va falloir s'accorder sur l'heure, intervient notre père dont l'émotion est tout de même palpable.

   J'admire sa capacité à se maîtriser. C'est déjà assez dur pour que j'en rajoute et leur rende la tâche plus compliquée. Inspire Ava, tu peux le faire.

   Par je ne sais quelle force, je balaye mes cheveux rebelles à moitié mouillés et les coince vite fait dans mon élastique tout en combattant le nœud dans ma gorge. De l'autre côté du canapé, Didi est sur le point de finir asphyxiée tant notre mère la serre fort dans ses bras. Leur relation est assez fusionnelle, alors elle ne lui dit rien, ça se voit sur son visage qu'elle souffre autant qu'elle. Ma sœur ne pleure pas souvent, sauf si elle se casse quelque chose. Elle est du genre peu démonstrative, alors à son échelle, c'est déjà beaucoup.

– On peut faire ça le soir, fin le matin pour vous, souffle-t-elle en manque d'air. Enfin, si je survis.

– Chérie, ne va pas nous la tuer avant même qu'elle franchisse le palier, glisse notre père dans l'espoir qu'elle relâche un minimum la pression.

   Pour une fois, elle l'écoute mais seulement parce que c'est dans l'intérêt de Didi. D'un revers de la main, elle essuie discrètement ses larmes avec le bout de sa manche pendant que ma sœur reprend son souffle en se laissant tomber sur le canapé. Aujourd'hui exceptionnellement, dans la mesure où elle va avoir plusieurs heures de vol, elle a opté pour un simple jogging et un sweat. Tout lui va de toute façon, mais ça reste surprenant de la voir troquer de l'esthétique pour du comfy.

   Mes bottines toujours aux pieds, je parviens à me traîner à ses côtés sans me faire tuer par nos parents. Ils sont bien trop occupés pour remarquer ce genre de détails. Bien que la valise ait été checkée au moins une centaine de fois la veille, ils passent de nouveau en revue tout ce qu'elle contient. Ça va du bonnet en passant par le lisseur jusqu'au maillot de bain. Est-ce qu'ils se rendent compte qu'elle n'en utilisera pas la moitié ? Aucune de nous deux n'en fait la remarque, on se contente de les observer en silence. C'est leur façon de faire face.

   De mon côté, je ne suis pas entièrement certaine de réaliser qu'on y est. Dans à peine quelques minutes, on montera en voiture direction l'aéroport. Je lui dirai au revoir comme si j'allais la revoir à la fin de la journée alors qu'elle sera à des milliers de kilomètres de nous. Quand je sortirai du déni, elle ne sera pas là pour me rattraper.

   À mesure que ma mère remballe, je sens qu'elle risque de plus en plus de craquer. Didi s'est d'ailleurs rapprochée de moi. Elle a troqué son impatience et toute l'excitation qui l'habitait ces dernières semaines pour une mine sombre et peinée. C'est exactement pour cette raison que je dois garder la face. Allez concentre toi, c'est pas toi qui t'apprêtes à traverser un océan.

– Ça vous dérangerait de monter faire une dernière vérification, les filles ?

   Il a dû comprendre que notre mère est sur le point d'exploser. Sans laisser le temps à ma sœur de répondre, je l'agrippe par le poignet et l'entraîne hors de la pièce. Elle ne se défend pas et grimpe lentement les escaliers avec moi. Mes bottines laissent quelques morceaux de terre sur la moquette, mais je ne m'arrête pas. On verra ça plus tard.

   Les sanglots montent déjà jusqu'à nous, bientôt ça sera Didi qui ne pourra plus se retenir. C'est un euphémisme de croire que la porte de sa chambre va bloquer les sons : la maison ne s'est pas miraculeusement isolée dans la nuit. Avec un peu de chance, la distance aidera... du moins je l'espère.

   Je n'avais pas envisagé que ça serait encore pire de monter ici. La chambre de ma sœur est presque entièrement vide. Les meubles sont nus, les placards dépouillés de ses vêtements et accessoires. On dirait une chambre d'hôtel à la limite. Même les photos dans les cadres ont disparu. Cette pièce est dépourvue d'âme.

   Nous sommes en terminale, ça aurait bien fini par arriver l'année prochaine si jamais on venait à entrer à la fac. La différence, c'est que je l'aurais suivie, même si ça veut dire continuer sur la même voie qu'à l'académie. Le après est encore loin, et puis j'y serai sûrement mieux préparée que maintenant. C'est beaucoup trop tôt. Il suffit de voir la réalité en face, on a tout juste réussi à faire chambre à part au début du lycée. Là, c'est un tout autre level.

– Alors comme ça je vais devoir me passer de plusieurs mois de rêve à me coltiner Bernaud ? Quel cauchemar.

– Au moins on sera deux, j'essaie de relativiser.

– Par pitié, dis-moi que la classe est potable, déjà qu'ils nous ont enlevé Sara et Dylan, continue Didi sur sa lancée.

– Je sais pas trop.

   Le lycée était complètement sorti de ma tête. Pour moi, tout ce qui compte, c'est qu'elles soient dans ma classe, elle et Cass. Bernaud est un mal qu'il faudra bien supporter. C'est pas si terrible quand on oublie le reste.

– Je compte sur toi pour me faire des rapports, maman va me monopoliser mais je te ferai une place, t'inquiètes.

   Je suis la dernière personne à qui elle devrait demander un rapport, c'est à peine si j'arrive déjà à m'occuper de moi en cours. Il est vrai que j'ai un excellent sens de l'observation, mais mon manque d'interaction limite un peu mes connaissances des dernières nouvelles. Au pire, je pourrai toujours essayer de demander à Cass. Je peux bien faire ce petit effort. Son sourire en vaut la peine.

   Fake it till you make it. Autrement dit : plaquer ce faux sourire confiant sur mon visage en espérant que ça puisse magiquement aider. Didi a l'air satisfaite en tout cas. Elle jette un coup d'œil à l'heure sur son téléphone et se regarde un coup dans le miroir.

– Arrête de grimacer, personne se soucie de ressembler à quelque chose avec neuf heures de vol.

– C'est bien pour ça qu'il faut quelqu'un comme moi pour égayer un peu leur journée, balance-t-elle fièrement.

   En tout cas, c'est la mienne qu'elle vient d'égayer en moins d'une seconde. Sans même faire exprès, elle arrive toujours à trouver les mots ou la bonne chose à faire dans n'importe quelle situation. Mon sourire devenu sincère peut en attester, elle a un pouvoir incroyable. La génétique a dû m'oublier ; voilà pourquoi je ne pourrais pas m'en sortir sans elle.

– Bon allez faut qu'on descende, j'aime faire des entrées remarquées, mais si l'avion décolle sans moi, je vous enterre tous.

– Je viendrai te hanter.

– Cool, comme ça tu pourras assister à mes concerts, me réplique-t-elle en chemin vers les escaliers..

– Quelle horreur ! ai-je à peine le temps de lui crier avant que ma gorge ne se noue de nouveau.

   S'il y a bien une chose que j'aurais aimé hériter de Didi, c'est sa capacité de transformer sa tristesse en blague...

Dans l'ombre des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant