CHAPITRE 30

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Dehors, le jour s’était levé mais, la chambre de Rachel était comme coupée du monde réel ; les rayons du soleil pénétraient très bien mais, la présence de Lilith et son aura maléfique les obscurcissait et empêchait ainsi le petit groupe de profiter de la chaleur qu’ils apportaient.
A travers la petite vitre dans la porte de la chambre de Rachel, Carmen assistait impuissante à l’horreur qu’était la vision des doigts ensanglantés d’Amabell sortant du ventre de sa mère. Les yeux exorbités, la jeune femme forçait la porte de la chambre tout en criant à l’aide mais personne dans le couloir ne semblait ni l’entendre ni la voir. Dans la chambre, Luis la regardait en pleurs alors que les constances de leur maman défaillaient dans cet horrible son des appareils qui annonçaient la fin. La tête sur le corps bientôt sans vie de Rachel, la déchirure dans son âme était profonde. Il ne criait, ne hurlait ni ne suppliait plus ; la douleur était immense, les larmes coulaient telles des rivières et tout ce qu’il pouvait faire c’est essayer de rassurer sa sœur à travers la vitre en lui adressant des regards malheureux et compatissants. D’un mouvement lent et gracieux, Lilith se retourna vers la porte et demanda :
— Ah, cette créature hurlante est donc ta sœur ! Un autre de mes dons à ton ingrate de mère ! Elle arrive à temps pour écouter son dernier souffle s’échapper de sa frêle poitrine.
D’un geste encore plus gracieux que lorsqu’elle s’est retournée, Lilith leva un doigt et déverrouilla la porte à distance ce qui permit à Carmen de pénétrer dans la chambre en catastrophe. La jeune femme se releva et courut vers sa mère au cou de laquelle elle se jeta pleurant à chaudes larmes :
— Luis, qu’est-ce que nous t’avons fait ? Tu nous as tout pris ! Pourquoi, pourquoi ? Prends ma vie, prends-là aussi ! se lamentait Carmen qui inondait le visage de Rachel de petits baisers tendres.
— Je…je suis désolé, Carmen, je ne pouvais…
— Maman, ne pars pas…le coupa-t-elle alors que le dernier son de la machine s’étira juste une seconde avant de s’arrêter en même temps que la courbe dans le moniteur traçait une ligne droite caractéristique du trépas de la patiente.
Carmen éclata en sanglots. La jeune cadette appelait Aymeric au secours même si elle savait que, drogué qu’il était par les médicaments, le militaire ne pouvait pas les entendre. Luis s’approcha d’elle instinctivement pour la consoler, elle le repoussa tout d’abord avant de fondre dans ses bras, hurlant l’injustice que leur faisait vivre la vie. Luis jeta un coup d’œil sur le corps inerte de sa mère et constata que celle-ci était partie la larme à l’œil. Il grava cette image dans son esprit en même temps que ses propres larmes accompagnaient les sanglots de sa petite sœur.
— Si accrochés à la vie et pourtant si faibles et insignifiants, ces humains ! lança Lilith. Ils sont pathétiques ! Bon, c’est pas tout ça mais Lilith est épuisée. Amabell, comment fait-on pour guérir ton frère ? Faut-il que j’extermine la race humaine avant de m’attaquer aux créatures sous-marines aujourd’hui même ?
— Vous venez de tuer la seule qui savait où trouver l’antidote ! répondit froidement Luis.
— Techniquement, c’est Amabell qui lui a ouvert le ventre, pas moi…
— Bien évidemment ! Vous avez juste applaudi, répliqua le journaliste de son regard de tueur adressé à la maman de Luisdel qui ricana face à cette expression farouche sur son visage.
— Qui sont ces gens, Luis ? Et puis, c’est quoi cette forte odeur de soufre ? demanda Carmen en se mouchant sur l’épaule de son grand frère alors qu’elle remarquait enfin l’odeur de la démone.
— Cette odeur c’est notre fragrance à nous les démons, elle peut vous indisposer mais c’est comme ça. Je suis Lilith, la génitrice de Luisdel et voici Amabell, son frère qui n’est pas mon fils…
— La catin dont parle la légende ! insulta Carmen.
A peine avait-elle finit sa phrase que Lilith disparut et réapparut à sa grande surprise devant Luis qui s’était interposé entre elle et Carmen. Le regard complètement noir, il n’avait, dans son attitude, plus rien de la personne faible qu’il était il y avait encore quelques secondes. Il ferma le poing durement et sans qu’elle puisse le voir venir, le journaliste lui asséna un coup de poing qui fit mouche dans le ventre de la démone qui fut projetée dans la direction du mur près de la porte. Amabell ne bougea pas d’un cil pourtant, dans son regard, se lisait l’extrême surprise. Lilith se réceptionna avant de se cogner contre le mur puis, sous le choc, elle essuya, du revers de la main, le mince filet de sang noir qui dégoulina de sa bouche avant de le lécher et demander :
— Co…comment est-ce possible ? En plus j’ai saigné ! Est-il possible que….prodigieux, fantastique ! C’était proprement aussi inattendu qu’inespéré ! s’exclama la démone avant de pouffer d’un immense rire guttural sous les regards incrédules de Carmen qui ne reconnaissait plus son frère et d’Amabell qui leva juste un sourcil.
— Je ne souffrirai plus la perte d’un autre être cher peu importe vos exigences. déclara Luis, le regard toujours aussi noir et la voix pleine d’une assurance soudaine qui ne pouvait venir que de la puissance qui irradiait à présent de tout son être.
Le rire guttural de Lilith se transforma en un éclat de rire, une sorte de moquerie dans laquelle se mêlait de l’admiration. Elle riait à en pleurer tout en se relevant. La démone flottait dans l’air, regardait autour d’elle, quêtant la réaction d’Amabell qui restait impassible.
— Grand Dieu ! Ça fait plus de deux siècles que je n’avais pas saigné sous les coups de qui que ce soit, j’avais oublié la chatouille que c’est. s’exclama-t-elle en ricanant au bout d’un moment alors qu’elle détaillait le journaliste debout devant sa sœur qu’il protégeait.
Les quatre restèrent ainsi quelques secondes avant qu’Amabell ne prenne la parole :
— Tout à l’heure, il a déjà réussi à me convoquer ici par la seule force de sa voix. Je me suis senti comme obligé d’apparaître en ce lieu, poussé par une force à laquelle il m’était impossible de résister.
— Mais pourquoi n’y avais-je pas pensé depuis ? Elle n’est pas encore apparu, elle est même encore à des heures d’apparaître mais ses effets sont spectaculaire ! La pleine lune est la seule explication à ce développement de pouvoirs inattendus ! Ce soir est nuit de pleine lune et elle a forcément des effets sur lui en tant que Complément ! Regarde-le, regarde-le bien, quelque chose a changé dans son corps depuis quelques minutes. La colère, la tristesse et le besoin de défendre les siens a déclenché quelque chose en lui. On pourra peut-être tirer quelque chose de bon de ces morts et de cette violence autour de lui.
— Aucun de nos livres sur le lien entre un triton royal et son Complément ne fait état de capacités aussi développées chez l’humain-Complément, dit Amabell en s’approchant à petits pas de Luis.
— C’est peut-être parce que ce Complément-ci n’est pas comme les autres encore moins l’être qu’il complète ! Je me suis personnellement penchée sur sa conception, je me suis investie un peu comme avec Luisdel et ça donne un résultat que moi-même je ne pouvais prévoir, tout ceci est très distrayant ! répliqua Lilith qui ne perdait pas son sourire fière d’elle. 
— Tue cette pute, Luis, tue-là ! cria Carmen en s’écartant de Luis, ravie d’apprendre que son frère était doué de capacités extraordinaires.
— Tout comme ton frère ne veut plus voir des morts autour de lui, je ne souffrirai plus que tu m’affubles de ces qualificatifs dégradants ! Il est peut-être plus fort grâce à cette journée ou à ce qu’il a mangé hier soir mais il ne sera jamais aussi fort que je le suis. D’ailleurs, je suis très curieuse de voir ce qu’il est capable de faire, jusqu’où s’étendent ses capacités et, puisque la colère ou la vengeance semblent être des moteurs efficaces, continue à me traiter de femme légère et je serai très vite fixée après avoir séparé ta tête de linotte de ce corps aux courbes si délicieuses.
Instinctivement, Carmen recula et reprit sa position derrière Luis dont la colère ne baissait pas d’intensité. Il foudroyait Lilith du regard mais celle-ci semblait plus impressionnée par le spectacle inattendu que par une éventuelle fureur du journaliste. Il posa enfin un pied sur le sol  froid et, la seconde qui suivit, l’infirmière avachie sur sa chaise ouvrit les yeux en disant :
— Que…que s’est-il passé ?
D’un claquement de doigts, Lilith la rendormie en disant :
— La ferme, punaise !
— Elle l’a tuée ? s’écria Carmen.
— Elle dort, c’est tout. Je ne suis pas une folle furieuse mais je peux l’être avec plaisir. Bien, il faut que ça marche sinon il y aura encore des morts ce soir ! Toi tu m’accompagnes, toi et toi aussi, dit-elle en désignant dans l’ordre Luis, Carmen et Amabell qu’elle fit disparaître d’un nouveau claquement de doigts.
Ni Amabell ni le journaliste n’eurent le temps de réagir qu’ils se retrouvèrent déjà dans la chambre de Luisdel. Carmen regardait à gauche et à droite, elle n’arrivait pas à imaginer s’épouvanter encore après la nuit et la matinée qu’elle avait vécues jusque-là. Les gravures dans les murs de la chambre de Luisdel semblaient se mouvoir, elle y voyait des têtes de démons cornus se gaussant en la regardant :
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle à Luis qui, comme attiré vers le lit, ne dit rien et s’éloigna d’elle pour se rapprocher du lit sur lequel reposait Luisdel.
Carmen le suivit de près et remarqua alors la forme étendue sur le lit, elle prit peur face à la noirceur particulière de la peau de Luisdel, sa tête de mort et ses ailes sombres. Cette teinte obscure n’avait rien de séduisant comparée à l’ébène qui recouvrait habituellement la peau du milliardaire. C’était le signe que rien n’allait en l’hybride. Pour se protéger du poison qui le dévorait de l’intérieur, Luisdel avait quitté sa forme humaine pour habiter dans sa forme de démon avec ses ailes de chauve-souris étalées de part et d’autre sur le lit. Il ne bougeait pas mais, au fur et à mesure que le journaliste s’approchait, la peau du milliardaire changeait de teinte ; ses extrémités devinrent translucides avant de se colorer de mille couleurs chatoyantes.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Carmen.
— Recule, mon petit, on aurait dû y penser plus tôt. Ton frère est le Complément de Luisdel et en tant que tel, ils ont besoin l’un de l’autre pour survivre…
— D’une façon ou d’une autre, son Complément doit pouvoir le soigner et nous savons déjà que la magie, le lien entre eux est plus fort les soirs de pleine lune…continua Amabell.
— Et nos petits meurtres, aidés par cette journée particulière, ont provoqué les effets les plus puissants chez un Complément, reprit Lilith. Je suis si heureuse ! Luisdel va vivre mais…pourquoi ça n’avance pas plus vite ?
— Peut-être parce que la nuit n’est pas encore tombée, dit Amabell, cette première pleine lune du mois va nous renseigner sur la nature de leur pouvoir avant la pleine lune du soir de la fusion…
— Tout le monde sait qu’un mois ne peut avoir plusieurs pleines lunes ! se moqua Carmen qui regardait son frère, comme un automate, prendre place aux côtés de Luisdel.
Luis avait longtemps observé le corps inerte de Luisdel avant de prendre place près de lui, contre lui et, il apparut alors une lumière faible entre les deux, signe de la connexion qui venait de se former. Ils avaient tous gardé leur calme pour observer ce qu’il venait de se passer sous leurs yeux.
— Il va lui communiquer un peu de cette énergie dont Luisdel a besoin pour guérir. Venez, laissons leurs un peu d’intimité. Marche, mon petit, crois-moi tu ne crains rien tant que j’ai ce que je veux. J’ai même envie de dire que je connais un moyen plutôt délicieux pour faire passer le temps en attendant la nuit noire, lança Lilith en déshabillant Carmen d’un regard des plus coquins.
Choquée, Carmen se dépêcha de suivre Amabell pour ne pas rester seule ni dans cette chambre ni avec la démone.
— Vous les humains vous m’amuserez toujours autant avec ce côté prude que certains d’entre vous aiment à afficher pourtant nous savons tous qui vous êtes entre quatre murs, ricana Lilith.
— Parfois un carton dans une rue déserte suffit, ils ne se donnent pas toujours la peine de s’entourer de murs, ajouta Amabell ce qui les amusa tous les deux.
Dans le salon, Carmen prit place sur un fauteuil loin et tout de suite après, la tristesse s’empara d’elle. Sa maman lui manquait atrocement, sa petite sœur était partie avant, son frère Aymeric était désormais une moitié d’homme, si jeune ! Même cet autre frère qu’elle avait n’était autre qu’une créature surnaturelle appelée à disparaître à son tour dans un avenir proche, pensa-t-elle. Sa vie était une calamité qu’elle avait de plus en plus de mal à supporter. Elle avait l’impression de tomber bientôt dans le cycle infernal de la folie.
Lilith se servit un verre de vin, elle en tendit un, grâce à la force de son esprit, à Amabell qui le vida en une gorgée avant de se lever pour se servir lui-même un verre de whisky ; un autre verre de vin se posa devant Carmen qui le dédaigna non seulement parce qu’elle pensait qu’il était tôt pour boire du vin ou toute autre liqueur mais aussi parce qu’elle n’accepterait rien de ces monstres sanguinaires.
— Tu devrais boire un peu, ma chère, il y a de quoi perdre la tête dans cette histoire pour un cerveau primitif d’humain, je le conçois. De plus, je ne suis pas la méchante ici. Il y a trente ans, une affaire a été conclue avec tes parents mais, ta mère a refusé d’honorer sa part du contrat. Aujourd’hui elle n’a fait qu’en payer le prix fort. Amabell a été très doux avec elle car, si j’avais été à sa place, moi…je me serais assurée de l’éviscérer violemment avant de déposer ses viscères sans vergogne sur sa poitrine…dit Lilith en prenant place dans un fauteuil le plus naturellement possible.
— Tu adores les coups d’éclats.
— Ça et voir le sang gicler, c’est ma passion ! confirma la démone. Laisse-moi faire un peu ton éducation en matière de pleine lune : celle de ce soir intervient dans un cycle lunaire normal et oui, tu as raison quand tu dis que la pleine lune n’apparaît en principe qu’une seule fois en un mois c’est-à-dire douze fois l’année pour autant de mois que compte votre calendrier mais, là où tu te trompes c’est qu’il existe bel et bien des années où la pleine lune apparaît deux fois le même mois. Ce phénomène, la lune bleue, puisque c’est comme ça que vous appelez cette deuxième lune, intervient tous les deux ou trois ans et c’est un soir spécial pour plusieurs peuples de l’univers…
— C’est cette date que le peuple triton choisit pour la fusion des aspirants au trône car, c’est la rencontre entre deux éléments puissants : le soleil et la lune, la force et la douceur nécessaire pour régner en bon Maître des eaux. Celle-là n’intervient qu’une fois tous les deux ou trois ans donc, elle est chargée d’une forme particulière d’énergie que la fusion la plus réussie absorbe, termina Amabell.
— Tu me coupes toujours ! Il faudrait peut-être que tu arrêtes, se plaignit Lilith qui boudait.
Amabell esquissa un rire tandis que Carmen les regardait se comporter comme si la situation était la plus normale et elle sentait monter en elle des envies de violences spectaculaires. Elle dût refreiner ces envies quand elle se rappela qu’elle n’était qu’une mouche devant eux.
— En attendant que ce Luisdel se réveille, s’il se réveille…
— Il se réveillera ! corrigea violemment Lilith en menaçant Carmen du regard mais la jeune humaine la défia du regard avant de continuer.
— Si j’ai bien compris, je suis votre captive jusqu’à ce qu’il se réveille mais, est-ce que je peux au moins avoir un lieu dans lequel pleurer mes malheurs à l’abri des regards ?
— C’est trop triste comme programme ! Tu ne préfèrerais pas plutôt que je te donne des coups de langues bien placés ou…si tu préfères Amabell pourrait te prendre là sur cette table et moi je regarderais ? proposa la démone en baladant sa longue langue autour de ses lèvres.
La moue dégoûtée que fit Carmen renseigna assez sur le choix qu’elle ne fera pas alors, Lilith dit :
— Tu ne sais pas ce que tu rates ! Ces tritons sont de parfaits amants, je peux te dire que je me suis bien amusée avec leur père en plus, c’est peut-être ta dernière journée dans cette délicieuse enveloppe…
— Sans façon ! Tout ce que je veux c’est partir d’ici et prendre le temps de pleurer pour ma famille. refusa Carmen en la toisant méchamment.

S.A.R MILAN F. LUISDELOù les histoires vivent. Découvrez maintenant