CHAPITRE 33

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Le soleil battant, dégoulinant de sueur, c’est avec appréhensions que Luis se tenait devant la barrière verte de la maison de ses parents ; celle-ci, grandement ouverte, annonçait l’évènement malheureux qui avait cours à l’intérieur. Les voisins allaient et venaient, tous vêtus de noir comme Luis, les yeux rouges de douleur, certains affichaient une expression hagarde devant le triste spectacle de la mort. Le journaliste pénétra à pas hésitants dans la concession et, sur la cour, la mort rôdait, elle était partout ; des gens, beaucoup de personnes, des inconnus aux yeux de Luis, étaient désolés pour la petite fratrie ; des jeunes gens qui, d’une façon ou d’une autre, avaient bénéficié de l’amour et de l’amitié de la défunte ; des dames plus âgées, certainement des amies et collègues de la défunte se tapant la poitrine, étaient réunies en petits groupes, pleurant à chaudes larmes cette sœur, amie et voisine qui s’en va avec son enfant, un enfant du quartier. Les hommes étaient eux aussi dans leur coin et, loin d’avoir fier mine, leur abattement était immense. Tous compatissaient devant la douleur et le malheur qui sévissaient dans la petite famille dans laquelle aurait dû grandir Luis. Il les regardait et s’en voulait affreusement car, pensait-il, c’est son existence même qui était à l’origine d’un tel malheur parmi ses frères.
Personne ne faisait attention à lui alors, il se fraya un chemin parmi les amis et voisins au son des chansons religieuses ponctuant l’évènement funeste qui les réunissait tous. Un pas après l’autre, il se retrouva devant l’entrée ornée d’une gerbe de fleur faisant le tour du cadre de la porte centrale ; deux portraits de taille moyenne représentant les deux célébrités du jour étaient installées de part et d’autre de la porte ; le visage gai, c’était un contraste saisissant quand on savait que plus jamais, elles n’afficheront de tels sourires. Luis essuya quelques larmes car jamais il n’avait eu l’occasion de les voir aussi joyeuses et plus jamais il ne les verra ; il rendit hommage avant de pénétrer dans la maison dont les décorations d’un blanc nuageux, lui fendirent encore plus le cœur. C’était la deuxième fois qu’il pénétrait en ce lieu et à chaque fois en une occasion douloureuse. D’un regard triste, il balaya la salle à la recherche de ses frères, les survivants mais, avant de les apercevoir, ses yeux survolèrent tous les visages graves qui s’y trouvaient avant de se poser sur les deux corps sans vie couchés sur une sorte de haut sommier décoré d’un tissu contournant et blanc. Luis ne put s’empêcher de laisser couler des larmes chaudes devant cette scène déchirante. Il s’approcha à petits pas de sa mère et sa sœur puis, s’essuya le visage tout en se mouchant sauvagement comme un petit enfant. Jamais il n’avait connu de chagrin aussi immense. Rachel et Priscille étaient bel et bien parties, belles toutes les deux dans leurs robes assorties d’un blanc immaculé, on aurait dit deux princesses endormies. Le journaliste se pencha sur sa mère dont il effleura la joue froide avant de lui donner un baiser sur le front, laissant couler une larme sur le corps de la dame avant de se rapprocher de sa petite sœur couchée à côté. Luis constata qu’elle ne semblait pas aussi calme que l’était sa mère, Priscille avait encore sur le visage, des traces d’une gêne, d’une douleur atroce, probablement s’est-elle figée pour l’éternité dans la douleur que lui a causée Karab. Cette idée révolta le journaliste qui éclata en sanglots qu’il essayait d’étouffer sans succès. Il serra la main froide de sa sœur puis, lui remplit le visage de nombreux baisers tout en lui demandant pardon de tout son cœur.
— Tu vas la salir à force, lança Carmen sur un ton dur qu’elle cachait mal debout près des corps inertes ce qui attira l’attention de toutes les personnes autour.
Aymeric qui la soutenait alors qu’ils avaient tous les deux des visages bouffis par la douleur pressa les doigts de sa sœur pour l’empêcher de faire un scandale mais, la jeune femme ne l’entendait pas de cette oreille, elle éclata en sanglots en disant :
— Quoi, Aymeric, quoi ? Laisse-moi le dire : c’est l’ange de la mort ! Tous nos malheurs sont arrivés à cause de lui ! Tu n’as certes tué personne mais, Luis, grand frère, dans ces deux histoires, tu n’as certainement pas les mains propres…
— Carmen ! gronda Aymeric le visage furieux contre la jeune femme qui lui obéit et se rassit en constatant tous les regards sur eux.
D’un geste fraternel, Aymeric invita leur frère aîné à les rejoindre près de Carmen de sorte qu’elle se trouvait entre ses deux frères face aux dépouilles de Priscille et Rachel. Depuis que Luis s’était retrouvé avec Luisdel dans la Villa Blanche, il n’avait plus eu l’occasion de revoir ses frères ni de les accompagner dans les derniers préparatifs des obsèques alors, il fut heureux de revoir Aymeric en pleine possession de ses deux membres supérieurs. Il avait été si enragé contre Lilith et tous ces tritons chaque fois qu’il se repassait le film d’une Lilith séparant violemment le bras du militaire du reste de son corps, tout ce sang qui giclait et ce cri atroce qu’il avait lancé durant le processus avait donné des cauchemars au journaliste. Luis sourit dans son cœur en se disant que sa disparition au pendant la fusion aura au moins servi à épargner les vies de son frères, de sa sœur et même de tout ce qui vit.
Même si Carmen avait conservé une immense froideur envers Luis, elle ne le manifesta plus violemment durant la suite de la cérémonie qui se prolongea toute la nuit jusqu’au lendemain matin jour prévu pour l’enterrement. Luis était resté près de ses frères tout du long, endossant à chaque fois son rôle d’aîné chaque fois qu’Aymeric était trop abattu pour le faire ; à des moments, Carmen semblait se déconnecter de la réalité, elle devenait comme folle, apathique, nonchalante tandis qu’Aymeric se cachait pour pleurer. Luis le surprit en pleurs deux fois dans une chambre et derrière la maison, il le serrait dans ses bras et l’encourageait à laisser libre cours à sa douleur.
Lorsqu’arriva le petit matin, tous ceux qui s’étaient assoupis furent réveillés par les chants mélancoliques qu’avaient entonnés Carmen en faisant le tour des deux dépouilles. Sa voix était un mélange de toute la peine qu’elle ressentait, de la joie d’avoir vécu un tant soit peu avec les disparues et d’un peu de révolte. Elle avait réussi à sécher ses larmes mais à travers ce chant, son âme pleurait à voix haute et tout le monde le percevait alors que les plus forts réussissaient à l’accompagner dans ce chant sans intermède larmoyant. Après la palabre familiale, une messe a été dite pour célébrer la vie si riche de Rachel pour qui tout le monde demandait pardon pour ses péchés et la vie si courte de Priscille afin que toutes les deux connaissent le repos éternel. Au moment de la procession vers le cimetière de la ville de Yaoundé au quartier Ngousso, tout le monde fut surpris de voir un groupe de huit jeunes hommes s’approcher des cercueils devant lesquels ils rendirent des honneurs quasiment militaires avant de les transporter sur leurs épaules, dans les corbillards qui devaient les mener jusqu’à leur dernière demeure. Ils étaient habillés en tenues de civils mais, l’on devina aisément qu’ils étaient militaires et tous les regards se posèrent sur le jeune Aymeric heureux jusqu’aux larmes pour ce cadeau que venait de lui faire ses frères d’armes. Toute la foule applaudissait devant le passage des cercueils sur leurs épaules puis, l’on entendit Carmen dire :
—  Aymeric, monte dans la voiture de maman, elle ne doit pas être seule, je monterai dans celle de Priscille.
Elle s’installa aussitôt à l’avant dans le corbillard de sa petite sœur, aux côtés du chauffeur tandis qu’Aymeric, plus abattu que la veille, ne se sentait pas la force de le faire tout seul alors, il invita son grand frère à se joindre à lui et les deux hommes s’installèrent en surcharge aux côtés du chauffeur du corbillard dans lequel était installé la dépouille de leur maman. Le cortège s’ébranla et, dans les voitures, c’était le deuil : aucun son ne s’échappait mais les larmes ne cessaient de couler à flots. Luis n’arrivait pas retenir ses larmes devant ce petit frère habituellement solide qui n’arrivait pas lui aussi à afficher une attitude de militaire. Leurs cœurs étaient déchirés de douleurs alors que les visages contrits défilaient sous leurs yeux au passage des corbillards.
Devant les tombes carrelées de l’intérieur, près de celle de leur père, le petit trio familial était consterné. Luis et ses frères réalisaient qu’une page de leur vie était en train de se tourner sous leurs yeux et qu’il n’y avait rien d’autre à faire que l’accepter. La dernière prière dite pour accompagner les disparues dans leur repos éternel fut particulièrement douloureuse car, le prêtre rappela à tous l’état poussiéreux de l’être humain et que sa vanité ne le mènera nulle part ailleurs qu’entre ces murs de terre ornés de carreaux où il redeviendra poussière. Il invita les enfants à verser de la terre sur les cercueils avant qu’on ne les ensevelisse définitivement. Carmen fut la première à s’acquitter de cette tâche tout en déclarant à sa mère et à sa sœur son amour indéfectible et le pardon qu’elle offrait à tous, vint ensuite le tour d’Aymeric qui ne put s’empêcher de sangloter devant le processus puis, à la surprise générale, alors que les cercueils devaient être descendus jusqu’au fond, la jeune fille dit :
— Attendez, s’il vous plaît ! Tous les enfants de notre mère ne lui ont pas encore dit adieu. Luis, viens…
Elle joignit les gestes à la parole en direction du journaliste qui fut transporté de joie et s’empara d’un peu de terre qu’il jeta sur les cercueils en demandant pardon à voix hautes aux deux femmes avant de rejoindre ses frères et tous les trois s’embrassèrent comme scellant à jamais une fraternité qui aurait dû naître depuis le tout début de leur existence. Aymeric ne cessait de gratifier Carmen de baisers alors que les deux disparues amorçaient la lente descente vers l’oubli devant famille, amis, camarades, voisins et collègues. Des cris de douleur se firent encore entendre alors que les cercueils disparaissaient sous les gerbes de fleurs et la couche de béton qui scellait définitivement les deux femmes dans leur domicile éternel.
— Luis, tu viens ? demanda Carmen au journaliste resté seul devant les tombes des membres de cette famille qu’il avait connu trop tard.
— Encore cinq minutes, j’arrive. répondit-il la larme à l’œil en se dirigeant vers la tombe de son père qu’il n’avait aussi jamais eu l’occasion de voir de son vivant.
Elle s’excusa de ne pas avoir été capable d’épargner à sa mère et ses frères toute cette douleur et s’excusa encore  de devoir les abandonner pour sauver ceux qui pérenniseront le nom de la famille. Il marcha doucement entre les tombes d’inconnus et rejoint ses frères dans cette voiture militaire prêtée à Aymeric pour l’occasion et qui devait les ramener au domicile familiale.
— Belle cérémonie ! dit le chauffeur et collègue d’Aymeric pour amener un peu de gaité dans ce petit habitacle morne.
Aymeric, assis côté passager, ne répondit pas mais Carmen, assise derrière avec Luis, remercia le collègue de son frère avant de replonger dans un mutisme commun à celui de ses deux frères. Au bout d’un moment, elle sortit son téléphone portable à la surprise de Luis qui fut encore plus surpris lorsqu’il l’entendit appeler une de leurs tantes restées à la maison pour s’assurer que le service était prêt pour la collation avec les nombreux détails à régler avant leur arrivée.
— Tu ne devrais pas te préoccuper de telles choses en un moment comme celui-ci…conseilla Luis dans une voix gênée.
— Il faut bien que je m’occupe l’esprit d’une façon ou d’une autre, laisse-moi faire, répliqua-t-elle sans méchanceté.
Le journaliste se tut et tourna la tête du côté de sa fenêtre, admirant un paysage qu’il quittera à son tour très prochainement, se disait-il tristement. Il avait traversé sa vie la tristesse comme compagnon et avait très souvent souhaité mourir ou de n’être jamais né mais, maintenant qu’il avait fait face plusieurs fois à la mort de proches, qu’il savait imminent son propre trépas, maintenant qu’il voyait l’affliction que laissent derrière eux les personnes qui s’en vont, il ne voulait plus partir, il se refusait à cette idée d’infliger de nouveau la mort à cette fratrie déjà trop fragilisée. C’est à ce moment qu’il entendit de l’autre côté :
— Je suis désolée, Luis…
— Par…pardon ? s’étonna le journaliste alors que se retournait Aymeric étonné lui aussi.
— Je t’ai tenu pour responsable de tous ces malheurs qui nous ont frappés, j’en suis désolée. Il est vrai que tout a commencé parce qu’Alex voulait t’obliger à agir contre ce que vous appelez ton destin et que maman est morte parce qu’elle a refusé de donner l’antidote à cette créature. Tout cela est lié à toi mais, la vérité est que tu es tout aussi victime que maman et Priscille, je le sais, je l’ai toujours su clairement mais, j’avais besoin de rendre quelqu’un responsable de tous ces malheurs et tu étais le coupable désigné. Encore toutes mes excuses.
— Tu n’en as pas besoin, petite sœur, commença Luis la larme à l’œil, tu as fait beaucoup plus tout à l’heure au cimetière en m’invitant près de vous comme votre frère.
— C’est parque tu l’es, dit Aymeric, le premier d’entre nous. Celui que nos parents ont longtemps voulu et cherché même après t’avoir abandonné.
— C’est le plus beau cadeau que m’aura offert la vie, finalement ! Malgré la circonstance malheureuse qui nous a réunis, je suis heureux de vous avoir connu même si c’est de courte durée, même si nous n’avons pas eu le temps de vraiment faire connaissance, déclara Luis dont les larmes coulaient à présent à flots.
— Quand à lieu cette cérémonie démoniaque ? demanda Carmen sur un ton détaché.
Luis sentit son frère retenir son souffle dans l’attente de sa réponse et cela lui réchauffa le cœur. Il se sentit aimé, il sut qu’il manquerait au moins à une personne normale.
— C’est une cérémonie qui a lieu les soirs de peine lune et la prochaine pleine lune c’est ce soir…répondit le journaliste tristement.
— De quoi parlez-vous ? demanda le chauffeur intrigué par cette tournure de leur conversation.
— De choses que tu ne peux comprendre même si l’on t’explique, répondit Aymeric sur un ton qui ordonnait en même temps à son collègue de se concentrer sur la route.
— J’aurais enterré ma mère et ma sœur en matinée et perdu un autre frère le soir ! la mort est-elle devenue un membre de cette famille, Aymeric ? lança la jeune femme qui écrasa une larme alors qu’un silence éloquent s’installait dans la voiture qui entrait à présent dans le quartier en direction de la maison du deuil.
Il y’avait déjà beaucoup de monde dans la concession lorsque leur voiture se gara dans l’allée. Tout le monde leur adressa des visages aux expressions compatissantes et tous les trois répondaient par des sourires de circonstances en se dirigeant vers la maison qui n’avait plus de deuil que les photos des célébrités du jour devant lesquelles étaient placées deux grosses bougies allumées. Toute la décoration de la veille et de la matinée avait été enlevée et chacun s’était installé dans le salon en « i » horizontale la mine défaite. A peine étaient-il entrés que Carmen se dirigea vers la cuisine pour s’assurer qu’il y avait assez à manger pour tous ; Aymeric s’isola dans sa chambre d’adolescent, cherchant la solitude et voulant se reposer de toute cette agitation et ces préparatifs. Luis pensait se retrouver seul sur la cour lorsqu’au milieu des membres de la famille qui l’assaillaient pour connaître ce nouveau venu dans la famille dont ils n’avaient jamais eu de nouvelles, il aperçut Sabine l’air perdu devant la barrière. Il n’en croyait pas ses yeux ; la minute d’après, il réussit à se débarrasser de sa tante et de ses oncles puis, courut vers sa collègue qui esquissa un large sourire attristé quand elle le vit. Les deux s’embrassèrent et restèrent longtemps dans les bras de l’autre puis, Luis demanda :
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment tu as su que ma famille vit ici ?
— Un ami commun me l’a dit, désolée d’être arrivée en retard apparemment, je n’étais pas dans la ville.
— C’est pas grave. Je suis si heureux de te voir, tu n’imagines pas ! Qui est cet ami en commun ?
— Luisdel, répondit-elle, il est venu à mon appartement et m’a informé du décès de ta maman et de ta sœur. Il m’a dit que ton autre sœur n’était pas vraiment aimable avec toi et que tu aurais besoin du soutien d’un visage connu parmi cette foule.
Luis, sentit une larme s’échapper de ses yeux face à tant d’avenance de la part du milliardaire. Il embrassa encore sa collègue et la rassura :
— Désolé de t’avoir tenue à l’écart mais…
— Ta vie est très compliquée, je sais, Luisdel m’a tout dit, le coupa-t-elle.
— Vraiment ?
— Oui. Il m’a aussi montré des choses que jamais je n’aurais cru possibles.
— Alors, tu sais tout ? questionna Luis. Tu sais qu’il est un hybride moitié sirène et moitié démon ?  
— C’est donc ce qu’il est ! s’exclama soudain la jeune femme.
— Tu…tu m’as dit qu’il t’a montrée…
— Il m’a dit des choses, il m’a confirmée des choses que je soupçonnais. Ta transformation physique si soudaine et cette soirée étrange vécue chez lui…après ce soir-là j’ai su que j’avais plongé le pied dans un monde parallèle et que tu en étais le centre. Luisdel m’a juste dit qu’il n’est pas un humain ; je t’avoue que j’ai d’abord ri très fort jusqu’à ce qu’il s’en aille en volant comme un oiseau de mauvais augure. Toi tu viens de préciser ce qu’il est…
— « Qui il est » corrigea Luis en entrainant sa collègue hors du portail pour une discussion à l’écart.
— Tu t’en vas déjà ? demanda Carmen derrière lui.
— Non…je te présente Sabine, ma collègue.
— Elle est jolie, complimenta Carmen avant de reporter ses yeux sur son frère aîné. Tu t’en vas à quelle heure ?
— Je compte passer le reste de la journée avec vous…
— Cette cérémonie, elle a lieu où ?
— Quelle cérémonie ? questionna Sabine.
Confus, Luis les regarda sans dire un mot. 

S.A.R MILAN F. LUISDELOù les histoires vivent. Découvrez maintenant