Chapitre 3 - Dérive

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Le son enveloppait tout le monde. Tellement fort que Yanis avait l'impression d'être dans une salle sans oxygène. Il n'y avait plus de place pour autre chose. Yanis ricana. Il se glissa entre les corps qui dansaient, comme un automate. Il était complètement déchiré. Il fit un signe du bras pour saluer une meuf qui lui disait un truc. Peut-être que c'était une soirée géniale ? Il n'entendait rien, avec ce gros son.

Le jeune homme traversa le couloir plongé dans la pénombre et encombré d'une masse de corps avachis. Direction le carré de lumière électrique. Une fois dans la cuisine, il pressa l'interrupteur pour éteindre.

– Putain, vous êtes pas fous ? Ça crame les yeux.

Yanis poussa un couple en pleine conversation et ouvrit le frigo pour prendre un Orangina. Il crevait de soif. Il but à même la bouteille et rota. Il était heureux. Il se rappelait plus bien pourquoi il avait raison d'être à ce point content, mais il avait un truc à fêter. Il poussa un petit cri de joie et se tourna vers le couple qui squattait le coin de cuisine, mais ils s'étaient barrés. Yanis haussa les épaules et retourna à la soirée. Le son le recouvrit bientôt tout entier.

Ewan tirait Lucy par le bras. Il lui faisait mal mais elle était trop fatiguée pour se débattre. Il la tira vers les escaliers, et la força à les monter avec lui.

– Lâche moi, merde, murmura-t-elle, misérablement.

Tout à sa colère, Ewan ouvrit la porte et vérifia qu'il n'y avait personne dans la chambre. D'un geste brusque et délibéré, il projeta Lucy contre le lit, son visage déformé par une rage incontrôlable. La jeune fille rebondit sans résistance et atterrit sur le tapis. D'ici, le bit de la musique était supportable, mais l'infra-basse faisait vibrer les murs. Le jeune homme fit le tour du lit et attrapa sa petite amie par les épaules. Il la secoua avec violence. Des larmes perlaient de ses yeux sombres, les mêmes qui avaient tant plu à Lucy un mois plus tôt.

– Tu n'es qu'une sale menteuse. Je sais que tu l'as vu ! Vous avez baisé, hein ?

Le fard à paupière et l'eyeliner de Lucy avaient coulé, et ses yeux bleus et clairs brillaient dans un maelstrom de couleurs mélangées. Sa bouche moqueuse prononça une parole.

– Abruti...

Les doigts d'Ewan s'enfoncèrent dans les épaules nues de la jeune fille. Il la gifla le plus fort qu'il put. La tête de Lucy vint cogner l'étagère et ses mèches blondes et colorées en rose se mêlèrent en une danse sinistre aux autres ombres de la chambre. Elle riait, défiant sa rage. Sa bouche ensanglantée le narguait. Ewan grogna un son inarticulé tandis que son bras s'abattit sur elle, encore et encore. Lucy ressentit les premiers coups, mais se recroquevilla et attendit. Ce n'était pas la première fois qu'on la battait... Mais elle n'aurait jamais cru Ewan capable de ça. Les coups continuaient de pleuvoir, avec les grognements et les insultes. L'histoire se terminait peut-être comme ça, finalement. Morte sous les coups d'un débile... Lucy se laissa aller, complètement indifférente à la douleur, à l'horreur de la situation. Elle se sentit sombrer. Comme si elle s'enfonçait à travers la moquette.

La jeune fille traversa le sol de la chambre, mais elle continuait de s'enfoncer ! Logiquement, elle aurait dû se retrouver dans le salon où la soirée battait son plein. Mais non, elle franchissait une sorte de terre, froide et humide. Comme si elle était enterrée ? Ce devait être ça, le coma. Ou la mort, peut-être ? La terre glissait sur sa peau, la lavant du sang et de la violence d'Ewan. Elle continuait de sombrer, mais elle n'était plus sous terre. Allongée dans l'herbe ?

Lucy réouvrit les yeux, surprise par le silence.

Au-dessus de sa tête, plusieurs étoiles brillaient dans un ciel sans nuage. Elle percevait le bruit de la nature, autour d'elle. Les feuilles des arbres, sentinelles immobiles, murmuraient à peine sous le souffle léger du vent nocturne. Des branches craquaient sous le poids d'une créature invisible. Chaque bruissement révélait un secret de la nuit. Lucy essuya la terre mêlée au sang sur son visage. Elle se redressa. Sa bouche s'entrouvrit, image comique de sa complète incrédulité.

La jeune fille observait avec stupéfaction le paysage autour d'elle. Elle ne reconnaissait pas le quartier. C'était une sorte de parc, mais les arbres étaient bizarres. Ils semblaient se pencher les uns vers les autres, les branches ondulantes malgré l'absence de vent. L'air était lourd, chargé d'une atmosphère oppressante. Des sculptures de pierre délabrées jonchaient le sol, figées dans des postures grotesques et menaçantes. Au fond du parc, une demeure sinistre aux fenêtres sombres et aux murs décrépits, semblait absorber la lumière plutôt que de la refléter. La porte d'entrée s'ouvrit et une silhouette se précipita vers Lucy. Elle était encore loin, mais la jeune fille remarqua ses bras démesurés. L'homme courait de manière saccadée, beaucoup trop rapide pour être normal. Lucy ressentit un frisson parcourir sa peau, faisant dresser les poils de ses bras comme des sentinelles alertées par un danger invisible. Si cet homme la rattrapait, elle en était certaine, il la déchiquèterait. Avec ses bras démesurés... Plus il s'approchait, et moins il ressemblait à un vrai homme. Et plus il lui faisait penser à son beau-père.

Lucy hurla. De toutes ses forces.

Le parc devint flou, et la jeune fille disparut une nouvelle fois dans le sol, comme si une trappe s'était soudainement ouverte sous elle. Le cerveau saturé d'émotions trop fortes et négatives, elle se rappela avoir hurlé jusqu'à en perdre la voix. Elle ressentait beaucoup trop de sensations impossibles sur sa peau, et vit trop de paysages insensés. Son esprit abandonna, vaincu par ces expériences dénuées de signification. Ses sens se fondaient dans un kaléidoscope de couleurs et de formes. Lucy aperçut des galaxies tourbillonner autour d'elle, se créant et disparaissant aussitôt, des éclairs de lumière zébrant un ciel étoilé, alors qu'elle flottait à travers, d'un lieu à l'autre. Des mondes parallèles se dévoilaient à elle, chacun plus étrange et délirant que le précédent : des déserts de néon où les cactus dansaient au rythme du morceau de techno que lui avait fait écouter Valentine, la veille, des océans d'arc-en-ciel où les poissons volaient et les vagues recrachaient de drôles de gnomes qui ressemblaient à des versions ratées d'Ewan, des forêts de cristal où derrière chaque arbre coupant comme du verre se cachait son beau-père, prêt à la frapper, ou sa mère, en train de vider avec application sa bouteille de vodka, les yeux dégoulinants de rimmel. Lucy se renferma sur elle-même, pour ne plus voir toutes ces scènes absurdes, comme une étoile filante traversant l'univers. Bientôt elle n'entendit plus rien, et comprit qu'elle pouvait rouvrir les yeux. Une chambre, modeste, saine et simple. La douceur de draps propres et chauds bruissa sous ses doigts. La tapisserie des murs lui rappela celle de chez ses grands-parents, quand ils étaient encore vivants. Elle aurait voulu boire quelque chose car elle avait la gorge sèche, et vit des fils colorés s'enchevêtrer sur eux-mêmes. Un pichet apparut sur la table basse, avec un verre. De la limonade, avec des quartiers de citron. Juste ce dont elle avait envie. Lucy ne se rendit pas compte que le pichet était apparu à l'instant où elle y avait pensé. Elle but avec délectation. Il y avait deux fenêtres closes, et Lucy aperçut de l'autre côté un ciel bleu et rassurant. Il n'y avait pas de porte et personne ne pourrait venir la chercher. Elle tassa son corps meurtri dans le lit confortable et s'endormit profondément.


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