Chapitre 30 - Poussière et tractations

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Située au cœur du quartier le plus boueux de la ville, la taverne n'était qu'un misérable assemblage de pierres noires, de poutres tordues et de murs suintants. La poussière y flottait comme partout ailleurs sous la forme d'un voile épais. Une cloche rouillée émettait un son aigrelet à chaque fois qu'un nouvel ivrogne pénétrait dans le débit de boisson, tapant sur les nerfs de Yimito. L'air était dense, vicié par la sueur, la mauvaise bière et cette odeur âpre de moisissure qui venait de tous les recoins de la taverne. Un feu faiblard luttait dans la cheminée, en concurrence avec les lampes à huile qui empestaient le rance et laissaient échapper une fumée noire.

Attablé à l'une des tables du fond, le guerrier Extra-Terrien fut pris d'une nouvelle quinte de toux. Cette Instance-Monde toute entière semblait faite de poussière, de crasse et de miasmes variés. Il espérait que les agents du Sanctuaire se manifesteraient rapidement à lui, car il n'avait aucune envie de s'éterniser ici. Les manches amples de sa tunique en soie brillante collaient à la table usée par les années et couvertes de tâches graisseuses. La serveuse, une femme à la peau pâle et au regard fuyant, se faufila jusqu'à cet étranger aux vêtements luxueux. Yimito remarqua qu'elle se composait une attitude plus impressionnante en venant vers lui. Il faisait parfois cet effet-là, chez les modestes.

– Il a dit qu'il ne viendrait pas ici. Il vous attend à la sortie de la ville, au chêne des pendus.

– Mais c'est lui-même qui avait convenu de cette taverne comme lieu de rendez-vous !

– Eh ben, il a changé d'avis.

La serveuse eut un rire sec en remarquant le désarroi du grand guerrier aux pommettes saillantes comme deux silex et aux drôles d'yeux cachés par ses paupières. Elle se doutait qu'il venait de loin pour rencontrer l'Aigrefin. Elle aurait donné cher pour avoir les mêmes longs cheveux raides et noirs de jais. Avec de tels atours, elle aurait pu espérer une meilleure fortune.

Le guerrier Extra-Terrien paya sa consommation et partit sans une parole de plus. Il posa une main sur son katana, une arme que personne n'avait jamais vu dans cet univers. Sa cape pourvue d'une ample capuche traînait derrière lui, comme un spectre en colère. Si les bandits qui buvaient la mauvaise boisson du bouge eurent envie de le retenir, ils n'en firent rien.

Les rues de la petite cité ne dépareillaient pas de la taverne. Des tourbillons de poussières s'élevaient du sol à chaque bourrasque mollassonne, formant un brouillard qui n'en était pas un. Le voyageur extra-planaire ne s'en formalisa pas. Il avait l'habitude de voyager d'instances en instances. C'était le roi magicien lui-même qui lui avait confié cette fonction. Il avait donc traversé des mondes ou de simples instances sinistres de toutes sortes. Celle-ci n'était pas pire que bien d'autres.

Les façades délavées et moisies penchaient les unes contre les autres, afin de soutenir leur construction bancale. Des animaux piétinaient dans la boue, sans but précis ni surveillance. Des volatiles à la recherche de pitance ou des animaux plus massifs, destinés aux corvées. Ses recherches avaient mené Yimito jusqu'à cette région misérable. Il avait pitié pour ces gens, obligés de vivre dans un tel endroit toute leur pauvre existence. Il espérait que l'Aigrefin, le Voyant sensé le mener jusqu'au Sanctuaire, serait la dernière étape de cette enquête laborieuse. Gregor et la petite sorcière comptaient sur lui.

Il n'avait pas les pouvoirs d'un sorcier mais il sentait bien que sa mission relevait d'une certaine urgence. Cette Lucy devait suivre une formation. Pour sa sécurité ainsi que celle des mondes. Un Paysan arrachait des légumes rachitiques dans un champ aux dimensions réduites, puis les jetait dans une brouette en bois. Le guerrier fit un signe de la main afin de le saluer. L'homme le dévisagea sans réagir.

Yimito parvint enfin à l'immense arbre qui marquait la fin de la ville. Les branches tordues du chêne découpaient le ciel chargé de gros nuages gris. Trois cadavres finissaient de pourrir à la plus épaisse d'entre elles, message des autorités aux éventuels fauteurs de troubles. Deux bancs avaient été installés au bord de la route, orientés vers le chêne. Yimito émit une exclamation brève. Des gens venaient-ils ici pour profiter de la vue ? Il essayait toujours de garder l'esprit ouvert à différentes cultures et points de vue, mais se détendre face à un tel spectacle, cela dépassait son entendement.

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