Chapitre 6 - Directive 14

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Assis derrière un bureau démesuré, le vieil homme écoutait le rapport de l'agent en costume cravate. Son visage étique ne laissait transparaître aucune émotion, totalement immobile. Seul le clignement des paupières, à de rares moments songeait son interlocuteur, laissait entendre qu'il avait bien un homme en face de lui, et non une statue.

– ... Nous avons procédé à plusieurs vérifications, comme indiquées dans le dossier aux alinéas 37, 59 et 72. En conséquence de quoi j'ai apposé mon nom et ma responsabilité afin vous délivrer la conclusion. Emilio Da Silva, sept ans, 24 Hope Streets, New-Orleans, Louisiane, est confondu pour sorcellerie. Le sujet n'est pas conscient de l'étendue de ses pouvoirs, mais la menace reste identique au cas contraire, Monsieur.

L'agent attendit dans une pose qui trahissait son passé militaire, raide comme un piquet.

Le vieil homme lut en diagonale le dossier, reconnaissant que l'agent ait pensé à stabiloter les passages importants. Il encra son tampon en rouge et frappa un immense 14 sur la couverture du dossier. Une planète stylisée, avec une ronde humaine tout autour, était imprimée en vernis noir sélectif.

Directive 14. Synonyme de mort pour le jeune Emilio.

Un sorcier de moins. Une bonne chose de faite. Le vieil homme tendit le document avec une main veineuse et parsemée de tâches de vieillesse.

– Je vous remercie monsieur le Premier Secrétaire, il en sera fait selon vos ordres dès demain.

L'agent s'inclina avec déférence et quitta le bureau luxueux. Une fois seul, le Premier Secrétaire se leva afin de se diriger vers la large baie vitrée. Depuis son immeuble du West End, il avait une vue imprenable sur les différents lieux de pouvoir de la nation, mais il aimait poser son regard sur le Washington Monument. D'abord, car il aimait la forme glorieuse et puissante de l'obélisque, mais aussi pour sa symbolique solaire. Le vieil homme étira sa longue carcasse décharnée en un soupir, et retourna s'asseoir. Il n'appréciait que moyennement ces journées au bureau, préférant les études en solitaire, chez lui. Mais le devoir avant tout, il ne déléguait pas ses tâches. Lorsque les trois dirigeants de la Fondation demandaient des comptes, il pouvait toujours répondre car il connaissait tous les dossiers. Le vieil homme rangea son tampon avec minutie dans son écrin de velours, aux côtés des autres chiffres. Ses gestes étaient lents et précis. Ses yeux sombres et profondément enfoncés dans leurs orbites se perdirent dans le vague. L'espace d'une longue minute, le Premier Secrétaire se figea. Un observateur extérieur eut des frissons à le confondre à une statue réaliste. Puis le haut responsable se remit en mouvement, lentement. Il acquiesça pour lui-même, après ce dialogue intérieur.

Il activa la commande vocale pour prévenir son assistante d'une voix douce et calme.

– Edna, pourriez-vous faire entrer le Commandeur Spengler, je vous prie ?

– Je le préviens, monsieur le Premier Secrétaire.

– Je vous remercie. Pourriez-vous également me faire monter un plateau de thé ?

– Tout de suite, Monsieur.

Le Premier Secrétaire resta assis et statique. Il devait faire du travail informatique, mais il détestait lorsque deux tâches s'entrechoquaient. Une chose après l'autre, tel devait être le fonctionnement du monde.

Quelqu'un frappa à la porte, et bientôt la silhouette massive et carrée du Commandeur Spengler investit le bureau du Premier Secrétaire. D'une cinquantaine d'année, grand et musclé, brun aux fils argentés dans sa barbe et ses cheveux coupés courts, l'homme se dressait comme une forteresse vivante. Son regard sévère révélait une vie de discipline et de brutalité. Il portait un treillis noir et des chaussures montantes militaires. Il lui manquait le béret et le cigare, et Hollywood aurait pu l'engager pour figurer parmi les grands méchants d'un blockbuster. Derrière lui, une jeune femme à la peau mate, dans le même treillis, semblait frêle et minuscule alors qu'elle dépassait largement le mètre soixante-dix et passait deux heures par jour dans la salle de sport de la Fondation. Elle le suivait dans son ombre, le visage concentré.

– Je vous en prie, asseyez-vous, tous les deux.

Le ton employé semblait léger, mais il s'agissait bien d'un ordre.

Un jeune homme entra avec un plateau sur lequel était disposé 3 tasses et une théière fumante en porcelaine française. Il y avait une coupelle de cristaux de sucre roux, des cuillères en argent, ainsi que des petits biscuits maisons.

– Je n'ai pas pensé à demander du lait. J'espère que vous le prenez sans, Commandeur Spengler.

Le vieil homme sourit, et s'il pensait ressembler à un grand-père bonhomme, ce n'était pas réussi. La jeune femme en treillis reprit sa concentration, impressionnée.

– C'est parfait, Monsieur, répondit Spengler. Vous m'avez demandé de venir avec un jeune agent. J'ai choisi l'Aspirante Harris. Elle est rusée, bien entrainée, et ses dons de voyante sont remarquables.

– Je préfère le terme d'Eveillé. Nous devons nous démarquer de nos ennemis. Nous n'utilisons pas notre don, ou notre malédiction devrais-je dire, pour notre intérêt personnel, mais pour le bien entier de l'Humanité. Nous sommes éveillés aux dangers qui menacent notre monde, Commandeur Spengler.

– Vous avez raison, Monsieur. Veuillez m'excuser.

– N'en parlons plus. Servez-nous tous les trois, pendant que je vous explique pourquoi je vous ai conviés ici. Vous parlez français, si j'ai bonne mémoire ?

– Effectivement, Monsieur, dit le Commandeur en se maudissant d'avoir renversé un peu de thé sur le bureau. Mais qui avait inventé ces ridicules tasses minuscules ? La théière ressemblait à un jouet dans ses mains de tueur.

– La mère de l'Aspirante Harris est d'origine béninoise, poursuivit-il, en espérant que le Premier Secrétaire n'avait rien remarqué. Son français est parfait.

– Bien. Cette jeune femme semble avoir toutes les qualités.

Le vieil homme se pencha afin de prendre sa tasse. Il but une première gorgée et attendit que ses deux interlocuteurs aient fait de même avant d'entrer dans le vif du sujet.

– Je ne vous dérangerais jamais pour une broutille, Commandeur Spengler. Eu égard à vos états de services passés, je ne vous demanderais pas de vous déplacer sans la meilleure des raisons. Mais il s'est passé un événement extrêmement préoccupant au sud de la France, et vous devez vous rendre sur le champ à Montpellier, une ville au bord de la Méditerranée.

– A vos ordres, monsieur.

– Mais laissez-moi d'abord vous expliquer les tenants et les aboutissants, et ce que j'attends de vous. C'est une mission dangereuse, et toutes les ressources de la Fondation seront à votre disposition.


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Notes de l'auteur :

Merci pour vos encouragements ! Je vais essayer de garder le rythme des parutions. Continuez à m'envoyer des messages et des étoiles, je ne m'en lasse pas^^.

Le prochain chapitre n'est pas justement un chapitre, mais un focus sur un personnage important qui n'est pas au centre de l'action. Je répèterai ce type "d'interlude" ou de "zoom", appelez ça comme vous voulez, régulièrement.

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