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Quand Isidore se sent très perdu, il va voir Selim. Ils ont une relation un peu étrange : quasi-frères par alliance, rivaux et tous les deux oncles de la petite Ilya née il y a un an. Depuis la perte de son père, Selim passe son temps au potager de chez lui. Parfois, il vient rendre visite au blond à leur bar fétiche : l'Attirail, sorte de QG qu'Isidore s'est trouvé depuis la fin du lycée.

Aujourd'hui, Isidore est assis en terrasse du fameux bar. Dans son état normal, ni défoncé ni bourré, le blond paraît morose. Il le sent, il ne fait ni blagues ni sourires. Selim s'assoit et se contente de le regarder en silence, avec un sourcil levé.

—   Comment ça va ? lance-t-il en direction du blond.

—   Bof. Je suis dans la merde Selim. Une grosse merde, énorme.

—   Classe.

Il a l'habitude de confier ses problèmes à Selim qu'en cas d'extrême détresse. Il ne le fait à personne d'autre. Il ne saurait expliquer, mais il le perçoit comme son unique allié. Et Isidore apprécie énormément sa manière de réfléchir, ses éclairs de lucidité. Avec les autres amis, qu'il connaît depuis trop longtemps, il n'aime pas se montrer trop vulnérable. Il a toujours l'impression d'avoir une image à tenir, sauf devant Selim. Quand il est avec lui, il se sent comme une tête avec des pensées, des émotions. Bizarre mais agréable.

—   Je déconne complet en ce moment, et l'truc c'est je sais pas comment arrêter ça. J'ai l'impression que je glisse sur la vie, que je suis juste paralysé face aux choix qu'il y a à faire.

—   J'hallucine ou tu viens consulter le psy Mesli ? dit Selim avec un sourire réconfortant.

Au moins, le sarcasme fonctionne encore sur Isidore. Il se détend petit à petit : les sourcils, les joues, les tempes, la mâchoire. Il se sent déjà mieux, sans avoir rien dit.

—   Prends ton temps. Qu'est-ce qui se passe ?

Alors, ça sort, comme un tourbillon de maux :

—   Je me reconnais plus trop. Ni en moi ni en ma vie. 'fin je sais pas, j'ai l'impression que y a rien qui va. Je suis encore plus accro à la beuh et au shit que les mois passés, je suis en train de paniquer parce que mes parents vont plus me donner de sous, je suis seul, super seul. Coline elle part... loin. Au Canada ? T'imagines ? Au Ca-na-da ! Anatole il se barre pour quelques temps à Paris. J'ai l'impression que c'est facile pour tout le monde de grandir et de faire ces choix-là, mais moi j'ai le sentiment de rien connaître, rien savoir. J'ai pas de passion dans la vie, les choses glissent sur moi. Je me rends compte que je connais même pas mes envies. Je me connais pas. Je sais pas ce que je veux, merde quoi. C'est limite gênant, j'en rigole parfois. Et le pire, c'est la colère qui monte au lieu des autres sentiments. J'arrive pas à accepter d'être triste alors, je deviens cette boule de sentiments... mauvais. La colère, elle, bouillonne en moi. Mais je sais même pas contre quoi, alors que je la dirige vers les gens que j'aime. J'ai l'impression que je peux plus être l'Isidore marrant et patient de d'habitude. J'ai envie... j'en sais rien.

—   Woah.

Les deux se regardent en silence, puis éclatent de rire. Isidore se dit que la réaction de Selim est pépite. Ils n'arrivent pas à se prendre au sérieux tellement ça a l'air sérieux. La dernière fois que ça l'a été autant, c'était quand Isidore avait voulu rompre avec Coline.

—   T'en as parlé à qui de tout ça ?

—   Qu'à toi.

—   Ni à Coline, ni à Anatole, ni à tes parents ?

—   Non.

—   Pourquoi ? T'as peur de leurs réactions ?

—   Je sais pas, je prends toujours sur moi jusqu'à ce que je puisse plus prendre sur moi, j'crois.

Il ajoute :

—   Et je suis pas doué avec les mots. J'ai peur d'être maladroit et de blesser quelqu'un sans le vouloir.

Isidore a toujours été mal à l'aise avec les conflits. Il a toujours trouvé plus simple de laisser les choses mariner en lui jusqu'à ce qu'il passe à autre chose. Mais cette fois-ci, la crise le dépasse plus que d'habitude. Il a l'impression de refaire une crise d'adolescence, version jeune adulte.

—   Je pense que tu paniques parce que t'as peur. Faut que les gens autour de toi te rassurent et que t'arrives à être en paix avec les choses qui changent.

—   Mais moi je crois pas avoir envie que les choses changent. J'ai l'impression d'être en retard, tout le temps.

—   Tu m'as déjà dit ça avant l'été. Je pense que ça fait longtemps que ça te travaille tout ça, sans que tu t'en rendes forcément compte.

—   Tout craint. Tout.

Selim lui tape l'épaule, en encouragement.

—   Mec, j'ai pas de conseils à part le fait que faut que t'en parles aux personnes concernées. Tu te crées des mini rancœurs, mini piques de colère. C'est ça qui détériore les relations sur le long terme.

—   Mais j'ai toujours fonctionné comme ça, pourquoi est-ce que maintenant ça pète ?

—   Parce que tu changes aussi ? Peut-être ?

Ce sujet de discussion meurt à petits feux. Isidore n'arrive pas trop à croire Selim. Il a l'impression que la communication n'est pas suffisante. Il aimerait se réveiller un matin et avoir en tête une vocation. Il aimerait être dans les bras de Coline qui est pourtant à distance. Il aimerait qu'Anatole mette ses amitiés en priorité comme il l'a toujours fait, plutôt que sa carrière et sa copine. Il aimerait avoir dix-huit ans, être assez grand pour goûter aux plaisirs de la vie mais assez jeune pour être insouciant. Isidore sent que sa vie n'a rien à voir avec ses fantasmes et espoirs. Tout ce qui lui reste, c'est ce vide intense et fade.

—   Sinon toi, les meufs ? change-t-il de sujet, en forçant cette fois-ci un sourire.

AïeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant