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Le weekend à Bordeaux s'est terminée en un clin d'œil. Isidore n'a pas eu le temps de réaliser à quel point ça lui avait fait du bien, jusqu'à ce que sa mère lui pose la question en rentrant. « Alors avec Coline ? » Il lui adresse simplement un sourire jovial, en signe d'optimisme.

Face à ses doutes, Isidore n'est pas plus avancé, mais il se sent rassuré : même les personnes les plus confiantes en l'avenir en ont aussi !

En rentrant dans sa chambre, il sort mécaniquement de quoi se rouler un joint. Il est fier de lui pour ne pas avoir fumer du week-end : il n'en avait pas ressenti le besoin, trop occupé par passer du bon temps avec Coline.

Il n'a d'ailleurs pas reparlé de la rave et des drogues dures prises. Ça n'est pas venu dans la discussion. Et surtout... il avait envie de garder ça privé. Le regret a remplacé la culpabilité, et Isidore préfère juste avancer. Si Coline lui pose une question, il sera honnête, mais autrement, il se sent prêt à mettre ces expériences de côté. Quelques bêtises qu'il garde en tête, un point c'est tout.

Allongé dans son lit, il hésite : joint ou pas. Il aimerait bien, ça lui manque. Mais c'est aussi satisfaisant de se sentir en contrôle de son addiction. Il fixe longuement le plafond, les minutes passent. Il s'ennuie, terriblement.

Il a cours dans deux heures. Entre-temps, il se dit qu'il devrait penser plus sereinement à l'avenir. La colère s'est dégonflée en quelques jours, mais le doute persiste, les hésitations résistent. Il n'en sait vraiment rien. Le point d'interrogation est si grand qu'il ne voit que ça.

—   Y a bien un métier que j'veux faire... quand même... s'interroge-t-il à voix haute.

Au même moment, sa mère toque à sa porte.

—   Isidore, tu veux des arancinis, ta sœur en a rapporté hier soir ?

—   J'veux bien.

—   Tiens, je te pose l'assiette sur ton bureau.

—   Merci 'man.

Elle le regarde, d'un air bienveillant.

—   T'es préoccupé par quelque chose mon Isi' ?

Isidore adore sa maman. C'est sûrement la personne qu'il préfère le plus au monde à part Coline. Elle le connaît par cœur, et il a toujours admiré toute la patience qu'elle avait à gérer cette grande famille, surtout avec un père aussi patriarche et machiste. Parfois, elle est dure avec lui, mais il sait qu'elle a souvent raison, qu'il déconne probablement et qu'elle souhaite juste le meilleur pour lui.

—   Dis maman, pourquoi j'ai fait des études d'éco déjà ?

—   Parce que c'est bon pour l'emploi mon chéri.

—   Mais j'ai pas envie de bosser en rapport avec l'éco...

—   L'économie, c'est partout de nos jours.

Sa famille a toujours été pragmatique, calée sur la politique et le business. Le plus important pour eux, c'est d'avoir l'indépendance financière nécessaire pour vivre librement sa vie. Isidore comprend, il avait eu peu de pressions monétaires jusque-là.

—   Je sais pas quoi faire l'année prochaine.

—   Tu pourrais prendre un CDD dans un cabinet de conseil ou trouver un poste dans une entreprise. Tu pourrais viser le marché de l'emploi d'autres villes.

Au fond de lui, il n'a pas envie de faire tout ce que sa mère lui recommande. Il a l'impression qu'on le force à grandir. Est-ce que le monde des grands est forcément aussi fade et oppressant ? Est-ce nécessaire de devenir vieux et chiant ? Peut-être qu'Isidore est trop pessimiste sur ces sujets, mais il a le sentiment que rentrer dans ces carrières ne pourrait que l'enfermer dans un cercle vicieux de vacuité infinie.

—   C'est important d'être autonome. Mais sache que tu pourras toujours changer d'avis. Moi je suis RH, mais avant ça, j'ai fait prof' de marketing, vendeuse de pop-corn au ciné du coin et j'en passe. Le plus dur, c'est de se lancer.

—   Mais tu regrettes pas ?

—   Quoi ?

—   D'être plus jeune, insouciante, faire la fête, voir les amis. Ça ne te fait pas peur d'avoir perdu tout ça ?

Ses parents ont tellement nourri le modèle de la famille autarcique, confortablement installée dans son quartier, sans véritable volonté d'aller au-delà de sa ville. Chaque été, le programme est le même : aller dans leur maison secondaire au fond du Finistère, faire quelques randonnées et de temps en temps, un voyage dans le sud s'il ne fait pas beau sur la côte ouest. Les jours se ressemblent.

—    Si bien sûr Isidore. Mais c'est passé. J'ai moins l'âge et je suis contente d'avoir profité de ma vingtaine. Tu as encore du temps mon chéri, ne t'inquiète pas. Tu as de la chance, même si tu te rates, nous on est là. Pense à celles et ceux qui n'ont même pas ça, ce filet de sécurité...

La discussion s'interrompt à cause d'un téléphone qui sonne. Quelqu'un appelle sa maman. Isidore soupire... Sa mère a raison.

Ce qui le terrifie, c'est à quel point au bout du compte, il ressemble à ses parents. Comme ses aspirations l'effraient, parce qu'il en a un exemple sous ses yeux. Des jobs pas passionnants mais qui rapportent, une famille nombreuse, des routines rassurantes parce qu'ils n'ont pas d'autres attentes. Une vie ordinaire, normée, dans l'ordre des choses.

Mais en même temps, il y a son appétit pour le fun, l'amusement, les fous rires avec les autres. Il a envie de continuer à vivre dans ce registre épicurien, où les expériences insolites et étranges le sortent de l'autarcie des choses. Il sait que c'est un luxe déjà d'avoir le choix, qu'il n'a pas eu de responsabilités jusqu'à présent, qu'il est chouchouté par tout un cadre de vie.

Il décide finalement de ne pas rouler son pèt' de l'aprèm. C'est une petite promesse qu'il se fait à lui-même. Un petit pas qui ne vaut pas grand-chose. Il ne sait toujours pas naviguer dans l'incertitude, mais au moins, il apprend à demander de l'aide.

AïeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant