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Les deux s'installent contre un tronc d'arbre. Isidore a envie de fumer, cannabis et nicotine. Les deux vont de pair. Il regarde au loin. Puis vient ce nuage très sombre, la pluie qui tombe petit à petit, jusqu'à ce que l'orage éclate. Observer le déluge improvisé lui fait étrangement du bien. Isidore a l'impression que ça le lave de ses doutes et pensées. Il se sent bien, dans le silence de la nature environnante.

Mais le silence fait remonter la colère, les non-dits. Il y pense.

— Je suis dégoûté que tu partes, avoue Isidore.

C'est sorti d'un coup, comme un cri du cœur trop longtemps étouffé, mais d'une voix calme et posée. Il ne se plaint pas souvent et a peur des reproches. La plupart du temps, il fait sentir aux autres avant de dire réellement ce qui se passe en lui, ou de ne rien dire du tout en attendant que le sentiment s'amenuise.

— C'est encore dans quelques mois. Y a le temps. Et Paris-Rennes, c'est pas long en caisse ou en train. On pourra se voir facilement.

— Ouais, c'est vrai.

Anatole fronce des sourcils.

— Je savais vraiment pas comment te le dire donc j'ai juste annoncé ça comme si de rien était y a un mois. J'suis désolé si c'était un peu brutal... C'était pas fou.

— T'excuses pas, c'est pas grave.

Mais les mots d'Anatole font du bien à Isidore. Son meilleur ami n'est pas complètement insensible à ses réactions. C'est cool. Ils sont pudiques mais osent montrer de temps en temps qu'ils comptent l'un pour l'autre.

Ils regardent la pluie, les branches et feuillages qui les couvrent.

— Mec, j'ai l'impression que je me prends pleins de claques en ce moment.

— Comment ça ?

— J'sais pas, j'ai l'impression que je réalise qu'on a plus seize ans. Ça me terrifie.

— Ouais j'vois, c'est pas agréable comme sentiment.

C'est un mélange entre de la mélancolie et de la révolte, l'impression que personne n'a vraiment préparé les jeunes adultes à ce sentiment d'impuissance. D'un coup, l'individu se sent perdu, sans repères, en proie à des doutes existentiels. Et si tout ce que j'avais construit jusqu'à présent n'avait plus aucun sens ? Isidore ne saurait pas vraiment mettre les mots sur ce sentiment, mais ça ressemble à quelque chose comme ça. Où tous les jours, il se réveille avec la pression d'un choix à faire mais il ne sait pas encore lequel.

— Tu penses que je ferai un bon père ?

What the fuck, réagit Anatole.

— Non Coline n'est pas enceinte. Juste j'me pose la question parfois. T'en penses quoi?

C'est bizarre mais Isidore se pose réellement quotidiennement la question. Il est si irresponsable, prêt à rien faire. Il est peut-être trop dur avec lui-même.

— J'en sais rien. T'es un bon ami, si ça peut t'aider.

— Cool, c'est déjà bien.

Anatole ajoute :

— Moi j'veux pas d'enfants. J'ai l'impression que ça serait juste une sorte de mini-moi où je pourrai combler mes désirs narcissiques.

Isidore est choqué de son avis, une version encore plus extrême des vues de Coline. Ils n'en ont jamais parlé auparavant.

— Waw, j'ai pas du tout le même avis.

— C'est quoi ton avis ?

— Je sais pas les enfants, c'est trop chouette, je les adore. Être papa, ça fait grandir d'un coup, pouf. Vivre l'expérience d'être père, j'sais pas, j'trouve ça fou. Transmettre, partager des moments, être lié à ce point à des êtres humains.

Il sait que ses arguments ne tiennent pas trop la route. Anatole est bon débatteur, il saura contrer tout ce qu'il dit.

— Je suis un peu un vieux pépé au fond de moi, remarque Isidore.

Boomer.

Ils rient. Isidore tente de se défendre :

— Mais un pépé chill !

Anatole sourit.

— Elle sort d'où cette envie d'enfants ?

Isidore réfléchit.

— En fait, je pense que je fais une fixette sur le fait d'être papa, parce que j'ai l'impression dans ma tête qu'être père ça signifie être mature et responsable. Et c'est peut-être ce que j'aimerais être. Mais j'ai pas envie d'être papa là tout de suite, juste j'sais pas, c'est un truc que je vise.

Son ami semble très perplexe.

— Moi j'ai l'impression que c'est ce que t'a appris de ton éducation catho'.

Le blond est un peu surpris par sa remarque, réalisant soudainement ce lien logique pourtant si évident. Ces dernières années, il s'était tellement déshabitué de cette dimension de sa vie qu'il n'en avait pas vu l'empreinte. Il a perdu la foi mais son éducation catholique persiste dans ses conceptions sociales par traces qu'il tend à estomper.

— Tu penses que c'est mauvais de raisonner comme ça ?

— Non pas spécialement, moi je suis relativiste. Je pense juste que c'est bien de voir là d'où ça vient tous les préconçus qu'on a. Ça aide à faire le tri entre ce qu'on veut garder ou pas.

— Cool, parce que j'ai vraiment envie d'être papa un jour, catho' ou pas.

Isidore est parfois surpris de la sagesse de son meilleur pote. Il faut l'avouer, leurs discussions vont rarement aussi loin, sauf en cas d'extrêmes crises. Peut-être que s'en est une... ce flottement incessant.

Les meilleurs amis se contentent alors de regarder la pluie tomber, goutte par goutte, occuper tout le paysage et faire des cercles dans l'eau. À cet instant précis, Isidore se sent apaisé : moins de colère. Selim avait raison, parfois, il suffit d'en parler.

AïeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant