Chapitre 15

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Samedi 15 février 21h07

Je n'avais pas eu de nouvelles de mon père depuis son départ, si ce n'est qu'il m'envoyait régulièrement de l'argent, car ma mère n'était pas là pour subvenir à mes besoins. Quant à elle, elle ne m'avait appelée que pour me prévenir qu'elle avait atterri, et depuis, silence radio.

— Bouge tes grosses fesses, pesta Layan à Kassie en la poussant.

J'en avais profité pour transformer la maison en auberge de jeunesse. Les filles venaient souvent passer des soirées chez moi afin de ne pas me laisser seule. J'étais heureuse, car je n'avais pas le droit de les inviter en temps normal, et je pouvais donc passer plus de temps avec elles.

Je n'avais pas revu les jumeaux depuis la dernière fois. Nos emplois du temps ne coïncidaient malheureusement pas, mais nous échangions tous les jours par texto.

— Layan, tu m'emmerdes. T'as toute la place de ton côté ! Fulmina Kassie, agacée par le comportement immature de Layan.

Pour Rayem et moi, c'était un spectacle comique qui se jouait devant nous à chaque fois que ces deux-là se parlaient. Nous ne pouvions nous empêcher d'exploser de rire. Nous étions dans mon salon, Kassie et Layan allongées sur le canapé d'angle, tandis que Rayem et moi étions assises sur le sofa.

En entrant dans le salon, je ressentais toujours une étrange sensation de vide. Les murs, peints d'un gris terne, sont nus, dépourvus de photos ou de décorations personnelles.

Une grande bibliothèque occupe un coin, mais les livres sont soigneusement rangés, presque comme s'ils n'avaient jamais été touchés, à cause de l'obsession pour la perfection de ma mère. Les rideaux épais, d'un bleu sombre, sont souvent tirés, ne laissant filtrer qu'une lumière tamisée qui donne à la pièce une atmosphère presque oppressante.

Le canapé d'angle en cuir noir, dur et froid, est placé face à une télévision vieille de plusieurs années. Sur la table basse en verre, il n'y a rien d'autre qu'un vieux pot de fleurs vide, un souvenir sans doute d'une époque plus heureuse. Une étagère en bois, contenant quelques objets sans importance, s'accroche tristement au mur.

Chaque fois que je m'assieds ici, l'absence de vie et de chaleur familiale me pèse. Pas de photos de famille, pas de souvenirs d'enfance affichés fièrement. C'est comme si le salon reflétait l'état de notre foyer : froid, distant, et marqué par des tensions silencieuses. Mais tout s'effaçait avec la présence de mes amies, la pièce s'illuminait quand elles y pénétraient.

Nous regardions une comédie romantique choisie par Rayem, qui adorait ce genre de film nian nian. Nous nous amusions à commenter chaque scène afin de la rendre folle. Je regarde autour de moi : mes amies riaient et plaisantaient alors que les chips et les bonbons passaient de main en main.

— Je suis sûre que Michael B. Jordan m'aurait épousée s'il me connaissait, avoua Rayem en avalant une poignée de pop-corn, hypnotisée par l'image de son idéal masculin. Elle me rappelait beaucoup Delara, je songeais directement à elle.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu crois qu'il va épouser une fille qui dort avec des peluches ? Plaisanta Layan.

Rayem avait horreur qu'on critique ses doudous. Elle estimait que ce qui se passait dans la chambre de chacun était personnel et que ce n'était pas un truc de gamine, mais, je cite, "des souvenirs".

— Tu peux parler, toi. Tu regardes encore les Winx, ronchonna Rayem en lui lançant un coussin au visage.

De là, nous sommes parties en bataille de coussins où tous les coups étaient permis. Rayem assénait de grands coups à Layan pour se venger de sa remarque, tandis que cette dernière sautait sur Kassie, sans doute en se remémorant sa figurine d'Harry Potter. Nous nous écroulons de fatigue, mortes de rire et essoufflées au bout de cinq minutes, car aucune d'entre nous n'avait le cardio suffisant pour poursuivre cette bataille.

Malgré les éclats de rire, un poids lourd pesait sur mes épaules. Je ne leur avais pas parlé de ce qui s'était passé ni de pourquoi j'étais seule à la maison, prétextant à chaque fois que mes parents étaient chez de la famille.

— Les filles, j'ai quelque chose à vous dire, balbutiais-je, les mots se coincèrent instantanément dans ma gorge.

Elles se retournèrent toutes à l'unisson, me fixant en attendant ma déclaration. Je pris une grande inspiration et décidai de tout leur déballer ; les disputes de mes parents, les violences quotidiennes de ma mère, le départ de mon père.

— Peu importe ce que je fais, je ne semble jamais faire assez bien pour elle. Elle me regarde avec ce regard distant et glacial, comme si j'étais une étrangère plutôt que sa propre fille. Quand elle me frappe, c'est comme si ça venait de nulle part, sans avertissement. Cette froideur, elle me pénètre jusqu'au cœur, me faisant sentir seule et indésirable. C'est difficile de vivre avec quelqu'un qui ne montre aucune chaleur ni aucun amour.

Au fur et à mesure de mon récit, je pus lire dans leurs yeux de la surprise, mais surtout du chagrin.

—  Et les disputes de mes parents, ça va au-delà des mots, il y a parfois des objets qui volent, des portes qui claquent. La tension est tellement palpable que j'ai peur que ça explose à tout moment. La dernière fois, ça a été tellement intense que mon père a juste pris ses affaires et il est parti. Je ne sais même pas où il est maintenant.

Quand j'eus terminé, elles m'enlacèrent d'une étreinte collective, chaleureuse et réconfortante, qui m'enveloppait comme une douce vague d'affection. Nous étions toutes en larmes, le visage strié de morve, et quand nos regards se sont croisés, un éclat de rire unanime a fusé.

— Plus sérieusement, reprit Rayem, tu aurais dû nous en parler. On aurait essayé de t'aider, je ne sais pas.

— Je ne voulais pas être un fardeau pour vous...

— Arrête, Ezia. Tu ne seras jamais un fardeau à nos yeux. On est tes amis, c'est sur nous que tu peux compter dans les pires moments, ajouta Kassie. Layan acquiesça.

Leur soutien me réchauffa le cœur. Je me sentis stupide ; j'aurais dû leur en parler plus tôt, après tout, c'étaient comme des sœurs pour moi.

— On va réfléchir à une solution toutes ensemble pour sortir de cette situation, s'exclama Rayem.

Elle se tourna vers moi pour jauger mon état d'esprit actuel et poursuivit :

— Mais pas aujourd'hui. Je pense que ça fait beaucoup en une soirée, ajouta-t-elle.

Nos yeux se croisent et, sans un mot, je la remercie du regard, espérant qu'elle devine l'infini des sentiments que je ne parvenais pas à exprimer autrement. Elle glissa sa main dans la mienne, et je sentis aussitôt sa chaleur réconfortante.

La suite de la soirée se passa dans le plus grand calme. J'eus quand même le droit à quelques regards inquiets de leur part. Je ne pouvais pas leur en vouloir ; j'aurais réagi de la même façon. Cependant, ce soir-là, je m'endormis avec un sentiment de paix et de sérénité, comme si je m'étais libérée d'un énorme poids.

Une maison n'est pas seulement quatre murs et un toit. Parfois, ce sont des filles au cœur pur et en qui vous pouvez toujours avoir confiance.

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