CHAPITRE 6 - Aurore

42 6 37
                                    

Il n'y a pas à dire, ça n'est vraiment pas mon jour.

Et c'est bien peu dire.

J'avais déjà envie d'aller me pendre haut et court mais là, j'ai presque le besoin d'ajouter un supplément écartèlement à ma « super journée », rien que pour me convaincre de couper les ponts avec ma famille une bonne fois pour toute. Je sais que je devrais prendre mon envol à tout prix, car sinon, je risque de finir comme un albatros, le bec agacé par un brûle-gueule (au cas où, c'est une référence au poème l'Albatros de Charles Baudelaire). Pire encore, de finir six pieds sous terre après avoir entendu tout ce qu'on avait à me dire. Et finalement, finir ainsi serait peut-être mieux que de subir des heures entières ces personnes nocives.

— Ras le bol de ces conneries !!! Tonné-je en ouvrant la portière de ma voiture avec une telle violence qu'elle était à deux doigts de buter contre le muret de gauche.

Une fois bien installée sur le siège conducteur, et ayant pris le temps de remettre en place ma longue robe noire au décolleté plongeant qui, pour une fois, me fait apprécier ma poitrine, je ferme enfin la portière puis glisse la clé dans l'orifice prévu à cet effet. Je souffle à maintes reprises, juste pour me préparer psychologiquement à affronter ma famille.

C'est dire à quel point ils sont toxiques, ceux-là.

J'ai mis beaucoup de temps à me préparer. Au moins deux heures. Et je sais bien que si je ne pars pas tout de suite, je serai en retard, et ce sera sans nul doute l'occasion de me faire huer et critiquer encore une fois. C'est réellement ça, ma bête noire. Le simple fait d'être observée sous toutes mes coutures, et de me prendre des réflexions telles que « Ah, c'est bien, t'as mis du noir » ou des « Oh, une robe longue ! Ça te va bien ! » en pleine face, ou la meilleure, celle que je préfère : « C'est beau, ça cache un peu tout ça », sous des airs de compliments alors qu'en réalité, ce sera une manière de plus de me faire comprendre que je dois cacher mes formes sous des vêtements amples pour leur permettre de briller davantage aux yeux de la société en me gardant dans l'ombre. Et c'est un élément que j'ai plutôt bien intégré. Et pour cause : pour rien au monde je ne me serais permise de mettre une robe courte aujourd'hui ou pire, moulante, sous peine de quoi j'aurais eu droit à des regards de dégoût tout au long de la journée. Qui plus est, je ne les aurais pas encaissés.

C'est beau, la famille !

Ils sont encourageants et bienveillants.

Parfois, je me demande ce que j'ai pu faire dans une autre vie pour que l'on soit toujours sur mon dos comme ça. Depuis mon plus jeune âge, on me juge quand on regarde mes formes pulpeuses, car l'apparence compte plus que ce qu'on peut avoir au fond du cœur. Et de quel droit, au juste ? Parce que je suis la plus jeune ? Parce qu'en tant que mère, que grand-mère ou que tante, elles espèrent avoir leur mot à dire pour chacune de mes décisions, chacun de mes kilos supplémentaires pris à cause de leurs conneries, chacune de mes phrases ? Finalement, la vie est assez injuste : elle attaque toujours les innocents et préserve les pervers. On dit souvent que la vie donne les pires batailles à des plus forts soldats, mais je suis encore loin d'être Captain America, alors pourquoi me donner tant de montagnes à gravir ?

Je me rends tout à coup compte que mon cœur s'emballe, sans même que je n'aie allumé le contact. Rien qu'en pensant à leurs conneries, ça m'en rend malade. Je pose les mains à dix heures dix sur le volant, puis viens y coller mon front déjà couvert de sueur. Fermant les paupières pour basculer à l'intérieur de mon propre esprit, je tente de redonner une couleur plus chaleureuse à mon monde intérieur qui, à l'heure actuelle, ressemble plus à un champ de mines qui auraient toutes explosé qu'à un champ rempli de coquelicots.

ECLIPSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant