Chapitre 14

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  Je traîne dans quelques bars afin de laisser de l'espace à Calixte et Ysandre, et suis surpris de les trouver toujours debout lorsque je rentre à plus de trois heures du matin. Ysandre a respecté ma consigne du sans alcool pour Calixte, mais ne semble pas se l'être appliquée. Elle parle fort et me saute au cou dès que je passe la porte.

— Notre sauveur !

Je lui souris d'un air surpris.

— Un problème ?

— Oui, paraît que t'as eu des explications uuuuultra précises sur comment coucher madame, qui refuse donc que je le fasse.

— Ben, vu comment tu parles fort et l'état dans lequel t'es, je pense que c'est plus raisonnable oui !

Elle se rassoit à côté du fauteuil où elle était installée, tombe à la renverse et part dans un fou rire tonitruant, immédiatement rejointe par Calixte. La voir aussi insouciante me comble de bonheur. Je m'assieds sur le canapé pour me joindre à elles et nous passons finalement encore une heure à rigoler ensemble.

Voyant Calixte bâiller à plusieurs reprises, je lui propose de la conduire au lit. Même si la chambre n'a pas été occupée par Clotaire depuis bien longtemps, son odeur flotte encore dans l'air et j'espère au fond de moi que cela ne sera pas trop dur à supporter pour elle. Je m'éclipse pour laisser Ysandre l'aider à se mettre en pyjama et n'entends que des soupirs d'efforts à travers la porte. Je reviens dès qu'elles m'appellent. Calixte porte un tee-shirt long en guise de chemise de nuit, qui lui couvre à peine le haut des cuisses, coincées dans une coque de plastique pour empêcher tout mouvement des genoux, encore trop fragiles.

— J'ai pas réussi à lui enfiler son pyjama. T'aurais d'abord dû la coucher sur son lit.

— C'est pas un souci, je vais l'allonger et tu l'aideras ensuite.

— Ça vous gêne pas de parler de moi comme si je n'étais pas là ?

Calixte a perdu sa bonne humeur et son regard n'exprime à nouveau qu'une profonde tristesse. Je m'approche d'elle, passe un bras sous ses épaules et l'autre sous ses genoux tendus avant de la soulever. Je pousse le fauteuil vide d'un coup de pied et l'installe sur le lit qu'Ysandre a ouvert. Je place la protection fournie par l'infirmière pour éviter que les broches, plaques et vis qui lui sortent encore des jambes ne déchirent les draps, et place son bassin et ses jambes comme l'infirmier me l'avait expliqué, mais les mains tremblantes dans la crainte de ne pas bien m'y prendre.

— Ça va ? T'es bien comme ça ? Je t'ai pas fait mal ?

— J'ai perdu toute dignité, mais ça va...

Je comprends son désarroi et décide de le contrer avec humour.

— Rassure-toi, c'est pas la première petite culotte que je vois ! Et t'es pas non plus la première fille que j'allonge...

Je hausse les sourcils d'un air entendu et ses lèvres s'étirent légèrement. Ysandre en rajoute une couche :

— Et ça fait tellement longtemps qu'on l'a pas vu avec une fille justement, que tu viens de lui offrir le plus torride contact de ces derniers mois !

Nous rions tous les trois et je quitte sa chambre non sans lui avoir rappelé qu'elle pouvait me réveiller à n'importe quelle heure en cas de problème. Ysandre la borde et rejoint la troisième chambre de la colocation. La fin de nuit se passe paisiblement et me je lève tôt pour accueillir l'infirmière.


Les premiers jours, Calixte ne se montre pas très collaborative, alors au moment de rentrer chez elle, Ysandre la secoue avec des mots que je n'aurais pas osé employer, mais qui visiblement font leur petit effet.

Rapidement, Calixte et moi nous installons dans une organisation bien ficelée. Je la porte dès que cela est nécessaire, l'infirmière l'aide pour ses soins et sa toilette, et la kinésithérapeute lui fait faire une heure d'exercices chaque fin d'après-midi. Elle parvient rapidement à trouver des techniques pour s'habiller presque seule d'après ce que me dit l'infirmière, et dès la semaine suivante, nous retournons en cours. Tous les bâtiments de la faculté sont accessibles aux personnes à mobilité réduite, ce qui me permet de la conduire aisément partout. Il n'y a que dans l'amphithéâtre que nous sommes cantonnés au rang du haut, mais ça ne nous ennuie ni à l'un ni à l'autre. Notre unique gêne à tous les deux réside dans l'étape « toilettes », et je soupçonne Calixte de se retenir toute la journée pour que ce soit l'infirmière qui s'occupe de l'y transporter.


Sa position assise les jambes maintenues dans deux coques allongées lui pèse de plus en plus, alors au bout de trois semaines, lorsque le chirurgien lui annonce qu'il va lui placer une coque de protection articulée suite aux résultats encourageants de ses dernières radiographies, Calixte exulte, alors que nous sommes encore dans le cabinet médical.

— Tu te rends compte Hélio ? Quasiment trois mois que je n'ai pas pu plier les jambes ! Je suis trop heureuse !

Puis brusquement, elle se ravise et son sourire disparaît.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?

— J'ai peur en fait.

Le chirurgien tente alors de la rassurer, sans lui cacher que les premiers instants seront probablement douloureux et difficiles. Calixte cherche ma main de la sienne sans quitter le docteur des yeux, visiblement en recherche de réconfort. Après avoir obtenu l'autorisation du médecin, je l'accompagne pour le changement de sa coque. Elle est allongée pendant que deux infirmiers et le chirurgien s'affairent autour d'elle. Je m'assieds à hauteur de son visage et la force du regard à ne pas prêter attention à ce qui se passe en bas de son corps. Elle encaisse la douleur sans rien dire mais ses yeux s'emplissent rapidement de larmes, que j'essuie du revers de mon pouce avant qu'elles ne coulent tout le long de ses joues. Lorsque l'opération est terminée, en proie à une crise de panique, elle refuse de se lever et tend les bras vers moi comme un petit enfant le ferait avec ses parents, et la détresse que je lis sur son visage me fend le cœur. On me demande alors de sortir de la pièce, et les cris de douleur que j'entends depuis l'extérieur m'empêchent carrément de respirer. Je la récupère trois quarts d'heure plus tard et le chirurgien m'annonce qu'ils ont été obligés de la sédater légèrement pour qu'elle se montre plus coopérative. Ses yeux sont bouffis et son visage est rougi après tant de pleurs. La kinésithérapeute nous rejoint alors et lui montre les exercices qu'elle devra réaliser le plus souvent possible pour que l'évolution soit rapide, car ses venues vont désormais s'espacer à un rendez-vous tous les deux jours.

Lorsque nous arrivons à l'appartement, Calixte n'a pas décroché un seul mot depuis l'hôpital, et quand elle prend enfin la parole, c'est uniquement pour me signifier qu'elle a l'impression de retourner à la case départ. Son moral est à nouveau au plus bas et je sais déjà qu'il va falloir que je redouble d'efforts pour lui changer les idées. 

CalixteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant