Moins d'une minute plus tard, Calixte frappe doucement à la porte. Je m'écarte, tout en restant au sol, pour la laisser entrer et elle va directement s'installer sur le bord de son lit, face à moi. Elle triture nerveusement ses doigts en gardant son regard baissé.
— J'ai besoin d'être seul, Calixte.
— Non. Si je te laisse avec tes questions tu vas partir en douce, je le sens...
Le fait qu'elle - qu'il ? - me connaisse si bien me touchait jusqu'à présent. Maintenant, ça m'énerve au plus haut point. Elle sait tout de moi, et je dois me rendre à l'évidence : non seulement je ne sais rien d'elle, mais le peu que je croyais savoir était basé sur un mensonge. Je lui en veux terriblement, j'en veux à ses parents, j'en veux à Ysandre, j'en veux à Clotaire, j'en veux au monde entier de m'avoir laissé tomber amoureux d'une personne aussi fausse. Car il faut bien l'avouer, je ne vis qu'à travers elle depuis trop longtemps, l'idolâtrant, la prenant pour une petite chose fragile et touchante qu'on a juste envie de protéger. Je pense à elle à longueur de journée et de nuit et je ne rêvais que d'une chose, qu'elle devienne enfin mienne. Je me suis bien fait avoir. Je me penche en avant, pose mes coudes sur mes genoux et me prend la tête dans les mains en les serrant très fort pour tenter de me calmer car je me sens sur le point d'exploser. Il faut que je quitte cet endroit.
Je me relève tout en réfléchissant : je ne sais pas à quelle heure est le prochain bateau pour le continent, mais tant pis si je dois poireauter plusieurs heures en gare maritime, je ne peux plus rester ici avec elle sous les yeux. Puis brusquement, je me ravise : le repas n'est pas encore passé, les nombreux membres de la famille de Calixte réunis aujourd'hui ne vont certainement pas comprendre où est passé son « petit ami », et Calixte va se trouver dans l'embarras. Dans l'embarras ? Et alors ?! J'ai l'impression de voir se disputer un petit ange et son opposé petit diable placés sur mes deux épaules. Je suis totalement perdu.
Calixte le remarque et se lève. Elle se dirige vers moi mais s'arrête à quelques centimètres en laissant retomber ses mains qu'elle avait commencé à approcher de moi.
— Ne pars pas Hélio, s'il te plait. Pas maintenant. Laisse-moi au moins t'expliquer. Après tu feras ce que tu veux.
Je respire aussi vite que si je venais de parcourir un marathon et ne parviens pas à desserrer mes dents. J'ai peur de prononcer des paroles que je regretterai ensuite. Elle poursuit en s'installant à nouveau sur le lit.
— Viens t'asseoir, juste quelques minutes. S'il te plait.
Sa voix chevrotante me fait comprendre qu'elle est au bord des larmes, et malgré ma colère, la savoir ainsi bouleversée me perturbe. Je m'exécute et m'installe à ses côtés, sans pouvoir toutefois me résoudre à me placer face à elle. Je fixe mon attention sur la porte, je n'ai tout de même pas l'intention de lui faciliter les choses.
— Du plus loin que je me souvienne, je n'ai jamais aimé mon corps. Pas simplement à cause de complexes comme tout un chacun peut en avoir. Non. Ce corps de garçon me répugnait. Je jouais à cacher mon sexe entre mes jambes lorsque j'étais enfant, en disant à mes parents que j'étais comme ma sœur. Et ce qui n'était alors perçu que comme un jeu, est devenu sérieux à l'adolescence. Mon corps qui se transformait, ma voix qui changeait, et ces poils, partout, mon dieu, c'était horrible. La puberté a été la pire période de ma vie. Pas seulement à cause des bouleversements hormonaux, mais surtout parce que je voyais mes traits fins se transformer irrémédiablement. J'ai sombré dans une grave dépression et ai tenté par deux fois de mettre fin à mes jours. Mes parents m'ont conduite chez un psychiatre. Le suivi a été long et éprouvant, mais c'est lui qui a mis le doigt sur le nœud de mon problème. Il a conseillé à mes parents de ne pas aller contre ma nature. Il a fait un long travail avec eux aussi. Ma mère a été formidable, elle ne veut que mon bonheur et a tout de suite compris l'enjeu. C'est elle qui a finalement convaincu mon père de la nécessité de faire les choses correctement. Ils m'ont alors conduite chez un endocrinologue qui m'a prescrit un traitement pour bloquer mes hormones masculines. Et très rapidement les premiers effets se sont faits sentir : ma peau est devenue plus fine, plus lisse, beaucoup moins poilue. Ma première opération a été à la pomme d'Adam. Je ne supportais plus de voir cette proéminence dès que je passais devant un miroir. Puis les opérations se sont enchaînées : implants mammaires, et enfin changement de sexe. Une fois toutes les transformations physiques terminées, j'ai travaillé pendant d'innombrables séances avec un orthophoniste pour apprendre à poser ma voix différemment.
Elle marque une pause tout en portant ses mains à sa gorge avant de reprendre.
— J'ai fait toutes ces opérations en Angleterre, avec ma sœur comme seule présence à mes côtés. Mes parents venaient me voir régulièrement mais malgré ce qu'ils me disaient, je voyais bien que tous ces changements les perturbaient et les rendaient malheureux. Mais avec les mois qui passaient, je pense qu'ils ont fini par se faire une raison. Je ne les remercierai jamais assez de m'avoir ainsi comprise et d'avoir encouragé ma transformation. Ysandre a également été un soutien sans faille dans tout le processus. Elle ne m'a jamais jugée et cela a rendu notre amitié plus forte, indéfectible. Et puis j'ai rencontré Clotaire... C'était ma première relation avec ce corps de femme. Je n'avais pas de relations homosexuelles avant cela, les femmes ne m'attiraient pas, ce dont je rêvais, c'était d'un homme viril. Mais ceux-là n'étaient pas attirés par moi. Ce que j'ai trouvé en Clotaire, je suis incapable d'y mettre des mots dessus. C'était le premier. Bien sûr, je ne lui ai pas avoué tout cela à notre rencontre. Au début, je voulais juste un coup d'un soir, pour m'essayer à ce nouveau corps. Je ne pensais pas tomber sous son charme de la sorte. Il s'est montré très compréhensif, et ne m'a pas jugée. La suite, tu la connais.
Je ne peux m'empêcher d'être surpris que mon bourrin de pote ait accepté cela et ait même continué à fréquenter Calixte. Il me faut un moment pour assimiler toutes ces informations. Des questions envahissent ma tête mais je suis absolument incapable de desserrer mes dents.
— Je pense que je suis restée attachée à Clotaire malgré tout ce qu'il m'a fait uniquement parce qu'il était le premier. Après l'accident, les séjours à l'hôpital m'ont fait souffrir plus que de raison, tout simplement parce qu'ils me renvoyaient à mon passé. Ce week-end d'anniversaire de mariage de mes parents correspond à la première grande réunion de famille depuis que j'ai changé.
Comme pour alléger l'atmosphère, elle ajoute gaiement :
— Et je ne te parle pas du côté juridique ! Mes parents ont dû engager un avocat pour faire reconnaître officiellement mon changement de sexe à l'état civil. Je suis restée Calixte, mais ce prénom est la seule chose qu'il me reste de mon passé.
Elle se lève et je sens son regard peser sur moi.
— Je te remercie de m'avoir écoutée. Je redescends. J'espère que tu me rejoindras.
Et sans me laisser le temps de répondre, elle referme la porte sur elle et disparait.

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Calixte
RomanceClotaire rentre plus amoureux que jamais de son séjour à Londres avec Calixte, une étudiante timide qu'il a rencontrée dans l'Eurostar. Il l'installe dans la colocation qu'il partage avec son meilleur ami, Héliodore...