Chapitre 20 : Renier

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Après m'être éloignée rapidement de la résidence de Cyrians, je reprends mon souffle et en profite pour repérer un peu les lieux : beaucoup de noms de rue, des stations de bus... Je trouve enfin une bouche de métro et je m'engouffre sous terre soulagée. Nous somme près de Vincennes, il faut que je trouve la ligne 6 et je pourrais rentrer chez moi. Je n'ai donc qu'un changement à faire. Je regarde les gens assis autour de moi, et leurs visages ordinaires me rassurent. Tout est normal, les quais sont sales et bondés, les graffitis ornent les tunnels sombres, rien n'a changé. Personne ne peut se douter de la situation de crise que je traverse, personne n'a idée de la conversation que je viens d'avoir. 

Mon regard se pose sur mes chevilles. En position assise, mon pantalon est légèrement remonté. Je n'ai plus qu'une légère trace de coupure sur la peau. Je dois donc, malgré moi, accepter une première idée : Cyrians a fait disparaître les plaies que je lui ai montrées. Si cet aspect de sa théorie est valide, combien le seront également ? Dois-je prêter attention à son histoire d'équilibre entre les pôles négatifs et positifs du monde ? Dois-je le croire aussi en ce qui concerne Tristan ? Une chose est sûre : fréquenter Tristan de manière assidue ne m'a pas franchement réussi, au bout d'une grosse semaine je suis déjà ravagée physiquement, et entamée psychologiquement. 

De toute façon j'ai besoin de réfléchir à tout ça, je dois être seule pour faire le point. Ma décision est prise, je ne veux plus revoir ni Cyrians, ni Tristan. Il me faut du temps, je dois me reconstruire et tenter d'y voir plus clair. Ce soir, je dois demander à Tristan de me laisser seule. Je dois m'alimenter et cesser de me mutiler. Ce comportement d'adolescente ne m'aidera pas à répondre aux questions qui m'obsèdent. Isa rentre dans deux jours, je dois utiliser ce temps pour me ressourcer et revivre.

Lorsque je rentre enfin, je suis à bout de forces maintenant que l'adrénaline est retombée, je me sens épuisée par ma traversée de Paris sur une jambe. Mais mon sang se fige dans mes veines lorsque j'aperçois la silhouette de Tristan dans le canapé. Il a l'air furieux. Je pose mon sac dans l'entrée et je m'assois sur le fauteuil, en face de lui, en essayant de trouver en moi assez d'énergie et d'aplomb pour lui tenir tête. Cependant, il parle avant moi. D'une voix profonde, grave et posée :

— Émy... Tiens, tiens, tiens... Une revenante... Le mot sur la table disait que tu ne revenais que demain...

— Oui mais j'ai changé d'avis, je me sentais fatiguée, j'ai préféré rentrer dormir ici. Mais je voudrais qu'on parle. En fait, Isa rentre après demain alors... J'aurais aimé rester un peu seule avant son retour. Ce n'est pas contre toi, j'espère que tu comprends et que tu ne seras pas vexé. Je te remercie d'avoir été si présent et si disponible.

— Tu souhaites rester seule, hein ?

Il bondit soudainement et se retrouve solidement campé sur ses jambes, le visage au ras du mien, son poing droit serré sur mon chemisier m'arrachant au dossier du fauteuil. Cette pulsion m'effraie, et je crains qu'il ne devienne violent. Je bafouille, incapable de trouver une réponse satisfaisante.

— Eh bien Émy, dis-moi tout. Ta copine de cet après-midi t'aurait-elle conseillé de te méfier de moi ? Elle t'a trouvée peu en forme et m'en a tenu pour responsable ? C'est ça ? Je n'ai fait que t'aider, à aucun moment je n'ai tenu le rasoir moi-même, tu t'es fait ça toute seule !

— Je sais. Elle m'a juste trouvée amaigrie, rien de plus. Mais je ne te reproche rien Tristan ! Je veux seulement un peu de temps pour moi. Nous nous reverrons après le retour d'Isa.

— Quel besoin avais-tu d'aller voir quelqu'un ? Je suis là pour toi moi, je ne t'ai pas lâchée une seule seconde mis à part aujourd'hui pour cette foutue conférence ! Quelle erreur ai-je commise ?

— Aucune, je t'assure ! Calme-toi je t'en prie, tu me fais mal.

Dans cette position inconfortable, ma colonne vertébrale tordue commence à me lancer. Mais pas moyen de le faire lâcher mon chemisier. Et son ton ne s'adoucit pas, on dirait qu'il ne m'entend plus.

— Émy, je suis resté tout le temps à tes côtés, même quand tu pleurais comme une gamine dans ton lit. À chaque étape, je t'ai épaulée. Et tu me files entre les doigts à deux jours de la fin. J'étais sur le point de réussir.

J'ai beau être terrifiée, ses propos retiennent toute mon attention. Il est peut-être en train de se trahir. De quoi parle-t-il ? Qu'était-il sur le point de réussir ? Ma Conversion, comme l'affirme Cyrians ? Ou peut-être veut-il seulement dire qu'il était sur le point de réussir à me mettre dans son lit, il ne s'agirait alors que d'une déception amoureuse, sans explication farfelue. Il ne serait pas le premier homme à être très jaloux et très possessif. L'attention qu'il m'a portée toute la semaine était peut-être une stratégie amoureuse, ce qui expliquerait qu'il supporte mal que je le congédie pour les deux derniers jours, où il espérait enfin conclure... Toujours est-il que je crains de me prendre un coup. Il faut que j'agisse et qu'il me lâche. Il faut qu'il comprenne que ma décision est ferme.

— Tristan, c'est bon maintenant. Tu me lâches, ok ? J'ai envie de me reposer avant le retour d'Isa, et je te rappelle que tu m'avais promis de ne pas t'imposer. Tu avais dit que tu ne resterais que si je le souhaitais, et le temps que je le voudrais. J'ai été très contente que tu restes avec moi ces quelques jours, mais ça fait une semaine maintenant. Ne m'oblige pas à appeler quelqu'un pour te faire te calmer. Tu n'as pas à me traiter comme ça. Tu entends ou quoi ? Lâche-moi ou j'appelle mon voisin !

Enfin, son étreinte se relâche, mon dos retombe dans le fauteuil. Un peu plus et les coutures de mon chemisier cédaient. Il serre les dents, il est furieux. Mais il va chercher ses affaires dans la chambre d'Isa, pendant que je soupire de soulagement. Mon pouls s'est emballé pendant notre altercation et je sens encore mon cœur qui tambourine dans ma poitrine. Il passe devant moi et déverrouille la porte d'entrée. Il se retourne pour m'envoyer quelques mots de conclusion à la figure.

— Ma chère Émy, ce n'est pas fini. Je n'ai pas l'intention de renoncer si facilement à toi. Je reprendrai de zéro autant de fois qu'il le faudra, mais j'y arriverai. Tu n'es pas débarrassée de moi, je serai partout, je ne te lâcherai pas.

Ses paroles sonnent comme des menaces, et même lorsqu'il referme la porte derrière lui, je ne suis pas sereine. J'ignore de quoi il est capable, j'ignore ce qu'il veut de moi exactement. Les paroles de Cyrians me semblent plus sensées que jamais. Tristan est peut-être vraiment bourré d'ondes négatives.

Alors que je cogite dans mon fauteuil, des sirènes retentissent dans la rue et s'arrêtent en bas de mon immeuble. Il y a de l'agitation dans la cage d'escalier. J'ouvre la porte et passe la tête à l'extérieur. Ma voisine, une petite bonne femme un peu ronde, est aux abois. Je la rejoins et tente de la calmer. Ses cris et morceaux de phrases sont incompréhensibles. Les pompiers arrivent rapidement, tandis que l'un des voisins du dessus est déjà entré dans l'appartement. Les pompiers prennent le relais et il ressort donc pour les laisser travailler. Alors qu'il s'apprête à remonter à son appartement, je l'arrête. Nous sommes plusieurs à lui poser des questions pour savoir ce qui se passe.

— C'est le mari de la petite dame. Il buvait son café en lisant le journal, et il est tombé raide-mort sur la table. Foudroyé par une attaque je pense. Peut-être le cœur, ou alors un caillot dans le cerveau. En tout cas j'ai rien pu faire.

Chacun ajoute son petit commentaire, et les rumeurs commencent déjà à enfler. Mon voisin de palier est mort. Celui-là même que je voulais appeler à la rescousse quelques minutes auparavant. Mais qu'as-tu fais, Tristan ?

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant