Chapitre 39 : Civilisation

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Il claque ma portière et s'installe à l'avant. À peine est-il assis que la voiture fonce déjà sur la route droite, entourée d'arbres de part et d'autres. 

Je jette un œil par-dessus les sièges et parviens à entrevoir le compteur. Nous roulons pratiquement à cent-soixante kilomètres par heure. Le paysage défile à une vitesse vertigineuse, et nous ne ralentissons pas beaucoup dans les virages. Je suis ballottée sur la banquette arrière, malgré ma ceinture de sécurité que j'empoigne. Mes mains transpirent, j'ai mal au cœur. Ce n'est pas le moment d'être malade. Il faut penser à autre chose. Je devrais peut-être chanter dans ma tête. Aucune chanson ne me vient à l'esprit. Je ferme les yeux et tente d'oublier tout ce qui m'entoure. Je crois que nous avons un peu ralenti. Cyrians sort enfin de son silence et entame la conversation avec notre pilote.

—Rien remarqué d'anormal ? Personne ne t'a suivi ? Personne ne t'a contacté à part moi ?

—Non, non. Tout va bien, vous pouvez vous détendre. J'ai préféré foncer, au cas où mon arrêt aurait été remarqué, mais on a vraiment l'air seuls sur la route pour le moment. Je vais ralentir,pour pas attirer l'attention.

—Parfait. On devrait arriver dans une trentaine de minutes, c'est bien ça ?

—Ouais, ouais...

En jetant quelques regards furtifs à l'avant, dans le rétroviseur, je parviens à observer notre allié à la dérobée. De petits yeux sombres,rehaussés de sourcils épais et crispés. Il est mal rasé, porte un tee-shirt d'un blanc jauni, et sent le gazole. Il doit bien avoir quarante ans. Il ne m'inspire pas franchement confiance : on dirait un taulard. Je me demande comment Cyrians l'a rencontré, et quels genres de liens ils entretiennent. Nous restons silencieux pendant tout le trajet. Je m'endors et me réveille en sursaut à plusieurs reprises. Lorsque j'émerge d'un demi-sommeil troublé pour la troisième fois, nous roulons au pas dans une petite bourgade dont je n'ai pas vu le nom. Les maisons sont rangées les unes à côté des autres de chaque côté de la rue, chacune entourée d'un petit jardin. Nous nous garons devant l'une d'elle, cachée par une haie d'arbustes qui me dépassent d'une tête. Je descends de la voiture,Cyrians me prend par la taille et me ramène vers lui, visiblement soulagé et épuisé. L'autre contourne la voiture et nous rejoint.Il me fait la bise chaleureusement et se présente.

—Voici ma maison, bienvenue, vous êtres ici chez vous. Moi c'est André. Et toi ?

—Émy. Merci de nous accueillir.

—Émy ? C'est le diminutif de quoi ?

—Émilie ! Elle s'appelle Émilie, intervient Cyrians d'une voix dure et posée qui ne veut pas laisser place au doute.

Je ne bronche pas et me contente de sourire. Je me demande vraiment qui est cet André, qui ne doit pas savoir mon prénom. N'est-il pas digne de confiance ? Pourquoi Cyrians lui demande t-il de nous venir en aide s'il doute de lui ?

Nous empruntons un petit chemin de dalles pour rejoindre la maison à travers le jardin. André nous ouvre, nous entrons dans le couloir.Je suis un peu mal à l'aise de débarquer comme ça chez de parfaits inconnus, avec mes vêtements dégueu et mon visage poussiéreux. Une petite bonne femme ronde nous rejoint rapidement, tablier noué à la taille et torchon au poing. Sa voix est criarde et elle parle avec un léger accent, peut-être italien ou espagnol, tout en levant les bras au ciel pour faire de grands gestes.

—Mais c'est pas vrai ça ? Mais qu'est-ce que tu fabriques encore, André ? C'est qui ça ? On va avoir des problèmes encore, hein ?

—Non, non, ne te fâche pas mon petit ange, on rend service c'est tout!

—Ah ! Toujours des services, hein ! Et nous, c'est qui qui va nous rendre service quand ces oiseaux-là vont nous causer des problèmes? Je t'avais pourtant bien dit, hein, que...

—Mais non mon petit cœur, ne t'énerve pas, c'est différent. C'est Cyrians et son amie.

La petite femme change radicalement d'attitude en entendant le prénom de Cyrians. Elle baisse les bras et son visage prend une légère teinte rouge qui contraste joliment avec ses cheveux noirs. Elle pose son torchon sur la chaise à côté d'elle et baisse les yeux.

—Tu aurais dû me le dire tout de suite, cretino ! Je ne savais pas qu'on recevait Monsieur Cyrians.

Sa voix baisse tout à coup, et prend des accents plus chaleureux, un ton proche de la bienveillance maternelle :

—Bienvenue Monsieur Cyrians, je suis désolée. Cet idiot ne m'avait pas dit que vous nous faisiez l'honneur de venir dans notre petite maison.

Cyrians sourit, je le sens mal à l'aise :

—Je vous en prie, il n'y a aucun problème. Je suis désolé du dérangement, nous ne resterons pas longtemps, je vous le promets,affirme-t-il d'une voix douce et apaisante.

—Oh ! Mais vous pouvez bien rester aussi longtemps que vous voulez !Vous êtes ici chez vous, Monsieur Cyrians ! Je vais faire du rôti de veau pour ce soir, ça vous ira ? Je vais vous mettre de beaux draps propres dans la chambre au premier étage. Et toi, André, ne reste pas planté là ! Donne-leur des habits propres et montre-leur la salle de bain ! Tu vois bien qu'ils sont fatigués ! Ne fais pas attendre nos invités !

Nous montons au premier étage à la suite d'André. Il nous tend des serviettes propres et nous invite à prendre une douche puis referme la porte derrière lui. Nous sommes vraiment repoussants dans nos vêtements déchirés et boueux. En me regardant dans le miroir, je découvre avec amusement que ma tignasse ressemble davantage à un champ de bataille qu'à une chevelure humaine : feuilles et brindilles en tout genre ont élu domicile sur mon crâne. 

Nous nous déshabillons et entrons dans la douche tout les deux. Ces derniers jours, nous nous sommes lavés ensemble bien souvent. Mais cette fois, c'est différent. Nous ne campons plus dans les bois, nous sommes dans une vraie douche, dans une vraie salle de bain, dans une vraie maison, au cœur du monde civilisé. Et soudain, notre nudité,notre proximité et notre complicité nous surprennent. Mes yeux s'attardent malgré moi sur son corps musclé et bronzé. Je me sens même rougir. Cyrians perçoit probablement mon trouble, puisqu'il m'entoure de ses bras et m'attire contre lui. Pour la première fois,nos corps nus se touchent et s'étreignent. Ma poitrine contre la sienne, ses mains sur mes reins, nos jambes qui s'entrelacent...toutes ces sensations me parviennent en même temps et me donnent le vertige. Envoûtée et encouragée par cette pause hors du temps, je me hisse sur la pointe des pieds et l'embrasse avidement tandis quel'eau ruisselle sur nos visages. Ses mains effleurent mes épaules et je sens un feu intérieur consumer mes entrailles. Mon corps en réclame davantage. Mais Cyrians s'écarte légèrement, une ombre passe dans son regard qui devient terne. Une tristesse infinie accable ses traits, et je crains de l'avoir blessé.

—Cyrians ? Regarde-moi. Qu'est-ce que tu as ?

—Rien. Tourne-toi, je vais démêler tes cheveux.

Je m'exécute, mais j'ai l'impression qu'il retient ses larmes dans mon dos. Pour la première fois, son être ne rayonne pas de douceur et d'apaisement. Je crois percevoir chez lui une souffrance sourde qui me terrifie au plus profond de mon âme. Nous sortons de la douche et nous nous séchons, je n'insiste pas davantage. Cyrians se rase en silence, je le laisse un peu seul dans la salle de bain. Il me rejoint rapidement dans la chambre, nous enfilons les vêtements propres fournis par nos hôtes. Je nage dans le tee-shirt et le pantalon, mais c'est agréable de porter quelque chose de propre. Le contact du tissu frais sur ma peau et l'odeur de lessive sont un enchantement. Cyrians semble vraiment épuisé. Épuisé, ou dévasté. 

D'un ton léger, je lui demande :

—Alors, si tu m'expliquais qui sont ces gens qui nous hébergent ?

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant