Chapitre 1 : Émy

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Ma mère n'avait que dix-sept ans le jour où elle m'a mise au monde. Je crois qu'elle ne voulait pas vraiment d'enfant, c'était surtout histoire d'emmerder ma grand-mère en lui montrant qu'elle était assez grande pour mener sa barque et faire ses propres choix. Bien sur ça avait été la crise à la maison. Mais ma mère n'avait pas lâché le morceau. Enfin, jusqu'à ce qu'elle aperçoive ce petit monstre rose bruyant et baveux. A ce moment là, elle s'était rendu compte qu'elle n'était pas faite pour être déjà mère, et que son esprit de contradiction avait suffisamment engendré de problèmes. 

Résultat, ma grand-mère Rosy avait pris les choses en main, permettant à sa fille, Isabelle, de troquer sa place de maman contre celle de grande sœur parfaite. Et on peut dire qu'elle est vraiment parfaite dans son rôle de sœur. On est réellement les deux gonzesses les plus complices du monde. La preuve : quand j'ai dû déménager pour m'installer dans une grande ville pour mes études, elle a vendu sa petite villa de province et on s'est installées toutes les trois en région parisienne. Moi, ma mère, et ma grand-mère. Isa et moi sommes très soudées, et on se serre les coudes en cas de besoin, surtout s'il faut tenir tête à Rosy. J'ai l'habitude d'appeler ma mère par son prénom ou par son diminutif, et pour Rosy on dit toutes les deux "vieille-maman". Au début elle n'aimait pas, et puis elle s'y est habituée. Nous évitons de la contrarier en général, parce qu'elle est une forte figure d'autorité à la maison, pour Isa comme pour moi.

La vie s'organisait ainsi sans anicroche, mais depuis quelques mois les choses ont changé. Rosy, notre vieille-maman, est bien mal en point. Le diagnostic est tombé récemment, elle est en phase terminale d'un cancer du foie, et c'est un truc foudroyant. En quelques semaines son état s'est dégradé, on sait aujourd'hui que c'est clairement la fin. Elle est à l'hôpital, je vais la voir dès que je peux, souvent à la sortie des cours. Je suis en fac de philo, et c'est franchement pas l'extase. J'ai l'impression de stagner depuis que je suis arrivée à la fac. Les cours, ma vie, ma famille, mes amis... tout me semble terne et incertain. J'ai l'impression d'avoir grandi un peu trop vite, et je ne me reconnais plus vraiment dans ce que je suis devenue. Émeline, à peine vingt ans, et déjà lasse. Cette ville ne me plait pas. Je l'avais imaginée autrement. J'ai l'impression que tout ce qui comptait pour moi, et avait fait mon bonheur jusqu'à présent, s'effrite désormais. Ma grand-mère nous quitte, les cours m'endorment, je ne me fais pas d'amis ici. Sans parler de ma vie sentimentale désastreuse.

J'ai quitté mon premier amour il y a quelques jours après trois ans de relation, et le pire c'est qu'il ne me manque pas. De ce côté-là aussi, je m'étais lassée. Il avait trouvé du boulot pas loin de Nanterre, dans l'informatique. Il avait pris un studio en attendant que je finisse mes études et qu'on s'installe ensemble. Mais je ne me reconnaissais plus dans cette histoire, devenue trop simple. On se voit après les cours ? Ouais ok, restaurant chinois, comme d'habitude ? Ok ça marche, à ce soir. Et après un plat de nouilles on s'embrasse, on fait l'amour dans son vieux canapé moisi, et je rentre chez moi pour relire deux feuilles de cours pleines de gribouillis en m'endormant. Et le soleil se lève encore, et la journée démarre dans les mêmes rouages que la précédente.

Bref, me voilà seule. Tout le monde me dit que ça ne durera pas, que je vais bien vite me recaser. Mais je n'ai pas franchement envie d'être "casée". Dans cette vie, je manque d'espace plus qu'autre chose. Mais après tout, c'est vrai que je ne suis pas moche. Un peu simple, un peu banale, mais pas moche. Je ne pense pas finir ma vie en vieille fille célibataire.

Dix huit heures. Je n'ai pas été à l'hôpital aujourd'hui. Alors on se motive. Je prends mon manteau, le vent est glacial ces derniers jours bien que le printemps soit entamé depuis deux mois. Climat détraqué, rien d'étonnant là-dedans. En traversant le salon, je lance un coup d'œil à ma mère qui fait son repassage, grand rituel du dimanche. Elle comprend tout de suite et débranche le fer. Elle attrape une veste et nous filons dans le couloir. Nous sommes au sixième étage. Tandis que nous attendons l'ascenseur, elle engage la conversation d'un air léger.

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant