Chapitre 36 : Camouflage

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— Habille-toi en vitesse et sans bruit, il faut partir.

Je rassemble mes affaires rapidement, mais Cyrians me fait signe que c'est inutile : nous n'emmènerons rien. En retenant notre souffle, nous jetons un œil farouche par la fenêtre. Cinq hommes encagoulés comme des voleurs et vêtus de noir font le tour de la voiture, arme à la main. À voix, basse, je questionne Cyrians.

— C'est qui ces types ?

— Ces clowns sont certainement des hommes de main de Tristan. Encore et toujours son réseau... Peut-être des flics ou des militaires, va savoir... Tiens, regarde, là-bas, auprès du chêne... C'est lui. Mais bon sang, comment a-t-il fait pour nous retrouver ? Bon, il va falloir qu'on se tire en vitesse. Ils vont fouiller la maison d'une minute à l'autre.

— On prend la voiture ?

— Impossible, on se fera descendre avant de l'atteindre, ils vont nous tirer comme des lapins. De toute façon c'est probablement à cause du signalement de la bagnole qu'ils nous ont trouvés. Notre seule chance, c'est d'atteindre la forêt. Ce qui veut dire qu'on va devoir parcourir une bonne dizaine de mètres à découvert. On va partir par l'arrière. On descend et on prend la porte par laquelle on est entrés. Faut faire vite, si on veut profiter du temps où ils sont encore de l'autre côté du bâtiment.

Nous descendons les escaliers au pas de course mais sans bruit. Arrivés en bas, nous devons revoir notre plan : deux hommes supplémentaires sont postés de ce côté et surveillent cette façade.

— Émy, écoute-moi. On fait comme prévu, tu cours vers la forêt sans te poser de question, sans te retourner, sans t'attarder. Moi je reste ici, je crée une hallucination le temps que tu files. Ils ne verront passer qu'une légère brise qui couche les herbes. On se retrouve plus tard. Cours le plus longtemps possible, et ne suis pas les routes.

— Hors de question. Tu sais très bien que je ne le ferai pas. On reste ensemble. Chaque fois que tu me laisses seule, ça tourne à la catastrophe. Ce n'est pas négociable, je refuse qu'on se sépare encore.

— On n'a pas le temps de négocier de toute façon. Mais si je t'accompagne, je ne pourrai pas maintenir l'hallucination. Impossible de créer une illusion pour une personne trop éloignée. Plus nous nous éloignerons d'eux, plus elle s'estompera. Je ne sais même pas si je pourrais la faire tenir jusqu'à ce qu'on atteigne les bois, vu qu'ils sont postés à l'autre bout de la clairière.

Devant mon air déterminé, il n'insiste pas plus. Il sait que les minutes que nous perdons à discuter sont précieuses. Il finit par me donner le signal, et nous décampons comme des lapins, en silence. Je tente de contrôler ma respiration pour qu'ils ne l'entendent pas et pour tenir le rythme le plus longtemps possible. Les deux hommes devant lesquels nous passons tournent la tête vers nous. Je suis persuadée que je vais mourir d'une balle en pleine tête, mais finalement leurs regards ne s'arrêtent pas sur nous. Cyrians a réussi, ils ne voient qu'une bourrasque de vent dans l'herbe. Mais la forêt semble encore bien loin, et j'entends Tristan qui les a rejoint, tandis que d'autres pénètrent à grands bruits dans le manoir. Je sens le regard de Tristan dans mon dos, et je frémis car je sais qu'il ne sera pas dupe. Et de fait, il beugle soudainement :

— Là, les herbes bougent, c'est eux ! Les voilà !

Je suppose que l'hallucination provoquée par Cyrians montre des signes de faiblesse, car les balles passent bien près de nos jambes. Ils ne veulent pas nous tuer, ils ne cherchent pas à toucher nos têtes. J'imagine que Tristan ne souhaite que la mort de Cyrians, pas la mienne. Fort heureusement, nous entrons enfin dans les sous-bois.

— Pas le temps de reprendre ton souffle, Émy ! Il faut continuer, allez, cours ! Je ne peux plus nous cacher, je dois garder mes forces pour courir.

Nous nous enfonçons dans la forêt en courant et bondissant, mais les voix crient toujours dans nos dos. Je suis très essoufflée, ma respiration est haletante et bruyante. Cyrians a posé sa main dans mon dos et il me pousse pour que je maintienne ma vitesse. Il me fait soudainement virer à droite, en plein dans les branchages. Je lutte contre la végétation pour progresser. Mes pieds s'enfoncent dans le sol boueux, et j'ai rapidement de l'eau brunâtre jusqu'aux genoux. Un ruisseau se faufile sous les branches, juste devant moi. Cyrians m'attrape par les épaules et plonge son regard dur dans le mien. Son air est plus sévère que jamais.

— Tu vas te coucher ici et m'attendre. Je vais les emmener plus loin, dans une autre direction. Toi, tu ne bouges pas d'un centimètre, je te retrouve ici dans un moment. Interdiction de t'éloigner, c'est notre point de rendez-vous. Si demain matin je ne suis pas revenu, continue dans cette direction jusqu'à retrouver la route.

Cette fois, je ne discute pas. Je me serre contre lui et l'embrasse furtivement, les larmes aux yeux. Je suis terrorisée. Son visage trahit sa surprise, mais il me rend mon baiser, un baiser chargé d'émotion et d'angoisse. Il se retourne rapidement et s'éloigne à grandes enjambées. J'entends quelques coups de feu et mes entrailles se tordent tant je crains que Cyrians soit touché. Mais les voix continuent de crier, la chasse n'est donc pas terminée. Les bruits s'éloignent, on dirait que le plan de Cyrians fonctionne : ils le suivent dans la direction opposée à la mienne. Cependant, il ne faut pas négliger l'intelligence de Tristan. Au cas où il aurait l'idée de venir chercher de ce côté, je décide de m'agenouiller. 

L'eau boueuse me glace les chevilles, mais tant pis. Je ramasse un peu de ce mélange dégoûtant et me tartine le visage et le corps pour me fondre dans le paysage. Je m'assois ensuite contre un tronc d'arbre creux et ramène différents branchages devant moi. Je suis surement invisible maintenant. Pourtant, je ne cesse de trembler. La forêt est redevenue très calme, et ce silence m'angoisse. Pas un chant d'oiseau, rien que les hurlements du vent. Le ruisseau frétille de temps en temps, l'eau stagnante à mes pieds ondule parfois légèrement. Je scrute le moindre signe de vie autour de moi, mais mon imagination semble prendre plaisir à créer des formes et des mouvements dans les branches. Je finis par fermer les yeux en essayant de penser à autre chose qu'à cet endroit. Mais le moindre craquement de branche sinistre me fait rouvrir les yeux.

À ma gauche, un animal décampe à toute allure, me faisant sursauter. Le temps passe, une heure, peut-être deux. Je suis mouillée jusqu'aux os, mais hors de question de bouger : cette cachette est parfaite, et Cyrians va me rejoindre. Je me laisse aller à somnoler, mon esprit vagabonde, je m'imagine de retour à Paris, Isa me couvrant de baisers tout en me disputant. Je souris et un petit rire m'échappe. Le fait de m'entendre me réveille, je regarde autour de moi. Il commence à faire sombre, la nuit tombe. Une bouffée d'angoisse me submerge, je sanglote doucement. Et s'il ne revenait pas ? S'ils l'avaient abattu ? S'il s'était sacrifié ? Qui viendrait me chercher ici ? Où aller ? 

Ma main me démange brusquement. J'écrase le coupable avant qu'il n'ait le temps de s'envoler. Un moustique. Il a profité du seul petit bout de peau qui n'est pas recouvert de boue pour se repaître de mon sang. Un bouton rouge ne tarde pas à se former. Je vérifie que le reste de mon corps est protégé de ces centaines de bestioles qui volettent autour de moi. Deux chenilles ont grimpé le long de mes jambes et sont maintenant arrivées à hauteur de mes genoux. Je m'en débarrasse en grommelant. Je déteste les insectes. Cette fois, il fait vraiment sombre. La forêt vibre de toutes ses feuilles, les habitants des lieux sont sortis de leur cachette. Une biche passe près de moi avec son faon sur les talons. Elle hume l'air et ne s'attarde pas dans les parages. Quelques lapins sautillent gaiement, insouciants et heureux. Je pique du nez, épuisée nerveusement. 

J'émerge de nouveau quelques instants plus tard. Mes yeux ont du mal à s'habituer à l'obscurité. Il ne fait pas encore complètement nuit, mais les dernières lueurs du jour sont très faibles. Je crois apercevoir une masse sombre qui se déplace furtivement. Mon cœur se serre. Je bloque ma respiration et me force à garder les yeux mi-clos pour ne pas me faire repérer. La silhouette s'approche, en observant scrupuleusement la forêt qui l'entoure.

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant