Chapitre 41 : Fissure

69 13 6
                                    


—Je t'ai demandé d'arrêter !

Je balbutie quelques syllabes décousues, je suis complètement prise au dépourvu. En quelques secondes, je passe de la colère à la crainte. Que lui arrive-t-il ? Je ne lui plais donc pas ? Mais j'étais persuadée que... Enfin je croyais...

—Émy, ne m'en veut pas. S'il te plait, ne sois pas triste...

Je me détourne de lui, mais il tient encore mes poignets et ne desserre pas son étreinte. La voix brisée par l'émotion, je tente de réagir.

—Mais... Pourquoi ? Tu n'as pas de désir pour moi ? Je croyais qu'on était ensemble alors...

—Émy, écoute-moi... C'est si difficile à dire... Je redoute ce moment depuis que je suis tombé amoureux de toi, c'est-à-dire depuis le début... Je t'aime, tu m'entends ? Je t'aime de tout mon cœur, je te le jure. Seulement, malgré tout cet amour que je te porte, il y a des choses sur lesquelles je n'ai pas d'emprise.Comment t'expliquer ? Rappelle-toi, je t'ai dit qu'en tant qu'Arnétikos, Tristan est incapable d'amitié désintéressée ou d'amour pur. Il ne peut en ressentir que le côté intéressé, bestial, physique. Je suis son opposé. Je ne peux éprouver que l'amour dans sa plus grande pureté. Je t'aime pour ce que tu es, pour ta personne et ton âme. Mais il y a malheureusement des désirs chez toi que je ne pourrai jamais satisfaire...

—Tu es... impuissant ?

—En quelque sorte... Désirer une femme est impossible pour moi. Je ne peux pas aimer quelqu'un de cette manière. Tu comprends ? Mon amour pour toi est spirituel, pas physique. Je sais que je te rendrai malheureuse. Tu n'as pas à accepter ça. Tu devrais trouver quelqu'un d'autre, quelqu'un qui pourra t'aimer de toutes les façons qui soient.

Ses paroles m'insupportent, je sens monter en moi une terrible colère.

—Mais, Cyrians ! Tu n'es pas obligé de respecter ça ! C'est cruel. La Statera Mundi n'a pas le droit de te priver de ta sexualité pour des raisons aussi... ridicules ! Cette vision des choses est stupide. Tout ça...C'est l'héritage que l'on tient de Platon et des siècles de christianisme, mais le monde n'est pas si simple qu'on veut nous le faire croire ! Pourquoi devrions-nous tant dévaloriser les sensations physiques ? Platon ne voit dans le corps qu'un tombeau emprisonnant l'âme. Tout ce qui a trait au corps est pensé comme négatif, bas, vil. Et tout ce qui est du domaine de l'esprit est perçu comme positif, élevé. Mais pourquoi refusons-nous de penser l'alliance du corps et de l'âme comme une évidence, une complémentarité ? Je refuse de concevoir l'amour physique comme quelque chose de méprisable, de mauvais. Le corps est beau, et l'alliance de deux corps est belle. La Statera Mundi n'a pas le droit de te voler ton humanité, ou de t'obliger à la réprimer. Tu n'es pas qu'un esprit, tu es un corps également. Et tu as besoin de t'épanouir en tant que tel. Tu es un tout, l'amour est un tout. Je ne supporte plus cette façon de couper les choses en deux !

—Arrête ! Tu crois que tu peux m'apprendre comment fonctionne le monde, m'apprendre à vivre !? Tu n'as pas le droit de dire toutes ces choses, tu ne sais rien, tu ne comprends rien ! Mon univers n'est pas le tien. Je ne suis pas qu'un homme, je suis bien plus que ça ! Je suis un Thétikos. Et si pour cela je dois faire des sacrifices, eh bien tant pis ! Parce que le monde a besoin d'hommes comme moi. Peu importe que tu méprises ce que nous sommes, nous serons toujours nécessaires. Tu n'as pas ton mot à dire là-dessus. Tout ce que je représente te dépasse, et tu crois que toi, Émeline, la petite Émeline, tu peux renverser tout ça ? Qui es-tu pour juger de notre œuvre ? Pour que le monde fonctionne, pour que les choses ne tournent pas mal, il a fallu que nous posions des concepts, des fondamentaux. Il a fallu qu'une poignée d'hommes voue sa vie à ce système et ait le courage de l'accepter.

—Tes fameux Perpetrator...Ces grands génies qui ont décidé que faire l'amour était quelque chose de négatif...

—Arrête de simplifier les choses.

—Mais que tu le veuilles ou non, j'ai déjà tout renversé. Regarde-toi. Tu luttes contre le système par amour pour moi, tu as renié ta nature première de Thétikos, tu as tué un homme alors que cette action allait contre la volonté de la Statera Mundi : tu m'empêches de devenir une Arnétikos alors que c'est ce que veulent les Perpetrator ! Alors franchement, je ne vois pas ce qui t'empêche désormais d'avoir une érection, bordel !

—Tais-toi. Ça suffit. Il est temps de dormir.

—Oui... Je vois : toi et les tiens, vous êtes incapables de vous confronter à la réalité complexe du monde, vous préférez tirer un trait pour ranger d'un côté ce qui est bon et de l'autre ce qui est mauvais. C'est plus facile ainsi.

— Rien de ce que nous faisons n'est facile. Tu le sais. Je suis fatigué de ce débat. Accepte-moi tel que je suis. Cesse de vouloir me faire changer.

—Tu es injuste : c'est toi qui as choisi de changer. C'est toi qui a choisi de t'accrocher à moi envers et contre tout. Parce que tu sais que j'ai raison. Parce que tu sais que ce système est bancal, et que tu mérites une autre vie que celle-là. Tu avais l'espoir que les choses puissent changer. Et elles changent. Même si c'est terrifiant pour toi, elles changent que tu le veuilles ou non.

Il ne répond pas et me tourne le dos. Nous nous endormons fâchés, et c'est une blessure qui me ronge les entrailles. Mais je refuse de me résigner. Ce n'est pas juste, Cyrians a le droit de désirer, et Tristan devrait pouvoir aimer. À quoi bon sauver les Hommes, si c'est en renonçant à cela ?

Quand nous nous réveillons, nous sommes enlacés, ma tête est posée sur son torse. Même si nos opinions ont divergé, nos corps restent étroitement liés et dépendant l'un de l'autre. Lorsque nous retrouvons nos esprits, la dispute de la veille nous revient en mémoire et nous nous séparons. L'ambiance est glaciale, l'atmosphère pesante. Il se lève et ouvre la table de nuit. Il y trouve une arme noire, un revolver je crois, qu'il cache dans la poche arrière de son pantalon, recouverte par son tee-shirt. Je m'habille également, sans un mot. 

Je m'éclipse dans la salle de bain, au bord des larmes. Je me brosse les dents et, n'ayant pas le cœur à affronter son regard, je décide de prendre mon temps et de me raser les jambes pour retarder la confrontation. Je constate que mes cicatrices se sont entièrement effacées. Même si je tente de m'occuper l'esprit, je ne peux m'empêcher de revivre notre conversation d'hier. Qu'allons-nous décider maintenant ? Est-il vraiment fâché contre moi ? Pourrais-je un jour accepter sa nature de Thétikos sans m'opposer ? Pourrais-je apprendre à vivre avec lui sans douter de son amour, malgré son absence d'expression physique ? Comment accepter un amour partiel ? Peut-on vivre avec quelqu'un qui ne nous aime que spirituellement, en se moquant de notre corps ? J'aimerais tant qu'il me trouve belle, désirable... n'y a-t-il que mon âme qui puisse le séduire ?

Il frappe et entre dans la salle de bain. Il frappe ? Pourquoi prend-t-il soudainement ce genre de précaution, après des jours de parfaite promiscuité ? Notre dispute a visiblement changé nos relations. Je sens les larmes monter, et je les retiens comme je peux. Je coiffe mes cheveux en évitant de croiser ses yeux dans le miroir. Il tend le bras et glisse une mèche récalcitrante derrière mon oreille. Désarmée, je le regarde sans comprendre.

— Tu es très belle. Quoi que tu en penses, je n'y suis pas insensible... Je t'ai toujours trouvée ravissante. Tu m'as toujours fait perdre la tête.

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant