Chapitre 31 : Agitation

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Tristan arrive en tout début d'après-midi. Il joue au gendre parfait devant Isa, malgré les regards noirs que je lui jette. Mais je ne lui fais aucune remarque une fois à l'extérieur, puisque je sais très bien qu'envenimer la situation ne sert à rien : je préfère ne rien dire et attendre patiemment que cette journée se termine. J'espère qu'après ça, il aura compris que je ne changerai pas d'avis. Peut-être renoncera-t-il. Dans tous les cas, j'aurai rempli ma part du marché et il devra tenir sa parole. Je dois juste encaisser encore quelques petites heures. Cyrians occupe toutes mes pensées. Mes intestins se tordent dans des convulsions atroces à chaque fois que les mots de sa lettre me reviennent à l'esprit. Je n'ai qu'une hâte : retrouver ma chambre pour pouvoir enfin me laisser aller, et pleurer sans retenue aussi longtemps que les larmes voudront couler.

Tristan ne semble pas tenir compte de mon état d'abattement. À moins qu'il n'en soit satisfait. Nous arpentons les rues, il me fait la conversation, à propos de tout et n'importe quoi, comme si nous étions de vieux amis heureux de partager un moment ensemble. Je me demande quel est le but de ces balades. Je commence à croire qu'il apprécie réellement ma compagnie. Mais est-ce seulement possible ? Si j'en crois Cyrians, les Arnétikos sont incapables de ressentir les émotions positives telles que l'amitié. Tristan est donc sensé ne prendre aucun plaisir en ma compagnie, si ce n'est celui de me voir souffrir et me détruire. Ce sont peut-être mes yeux rougis qui justifient sa bonne humeur. Au détour d'un parc, alors que nous marchons depuis environ une heure, il s'assoit sur un banc et m'invite à l'imiter. Je m'installe à l'autre bout du banc, croisant les bras. L'espace entre nous ne saurait être plus grand. Mais la situation semble l'amuser. Il ricane comme une hyène et me lance :

— Ton mauvais caractère est un délice ! Rapproche-toi donc un peu, je ne mors pas... Enfin...

Il tend son bras vers moi, m'offrant généreusement sa poitrine. Je détourne la tête. Il enchaîne sur des frivolités, je ne l'écoute pas, je pleure Cyrians intérieurement. Je hurle en moi-même. Je meurs d'envie d'entailler ma chair, de laisser sortir le désespoir qui m'étouffe.

— Alors, tu vois, nous parlons depuis à peine cinq minutes, et regarde. Ton corps a compris l'évidence, tandis que ton esprit de contradiction la refuse.

Je ne comprends pas de quoi il parle, jusqu'à ce qu'il me prenne par les épaules et que je réalise alors que je suis assise au plus près de lui. Nos genoux et nos coudes se touchent même.

— Quoi ? Comment as-tu...

— Mais je n'ai rien fait, Émy ! C'est toi ! Inconsciemment, tu sais ce que tu dois faire. Ton corps réclame le mien, nous ne sommes qu'un. Une seule force dans deux êtres. Tu es faite pour être une Arnétikos. Rejoins-moi... Si tu savais comme c'est jouissif ! Sentir ce pouvoir que tu as sur les choses... Rien ne me résiste, Émy. Le monde m'obéit. Tu pourrais être à mes côtés. Je t'apprendrais. Nous serions inséparables.

— Les Arnétikos ne sont pas capables de sentiments purs. Ton amitié ne peut qu'être intéressée. Tu me parles comme ça parce que ta mission est de me Convertir. Et tu veux la remplir. Parce que tu ne supportes pas l'échec, tu as trop d'amour-propre, trop de prétention. Mais une fois que tu auras réussi, je n'aurai plus le moindre intérêt pour toi, je deviendrai comme tes potiches blondes. Un objet d'apparat.

Une lueur passe dans ses yeux, et je comprends que j'ai été trop loin, il voit rouge. Avec fureur, il attrape le col de mon chemisier et hurle à mon oreille.

— Qu'est-ce que tu en sais, toi ? Tu ignores tout du fonctionnement des choses et des êtres, tu n'es qu'une enfant. Une pauvre petite sotte qui joue les donneuses de leçons. Qui es-tu pour juger de ce qui est bien et mal ? Comment pourrais-tu me juger et juger mon action sur le monde ?

Je suis terrorisée, et cette fois je ne parviens pas à retenir mes larmes. Je tiens ses poignets fermement, tentant de les contenir, mais ils tremblent, muscles et veines saillants. Je me débats et pleurniche. Certains passants nous regardent avec insistance, mais Tristan retrouve le contrôle de ses gestes, il me relâche dans un mouvement brutal et sa voix, tout en restant ferme, baisse sensiblement. Mais la terreur ne me quitte pas pour autant.

— Tu te trompes, Émy. Si je m'acharne pour réussir cette mission, c'est parce que je suis persuadé que tu feras une excellente recrue. Je le fais pour ton bien et pour celui de la Statera Mundi. En ce qui me concerne, je suis l'un des plus brillants Arnétikos, et il est hors de question qu'une petite salope dans ton genre me ridiculise. J'ai mis des années à bâtir ma réputation, ma carrière est exemplaire, je suis intouchable. Je ne te laisserai pas détruire ça. C'est tout ce que je possède. Et avec quelqu'un tel que toi à mes côtés... Émy, imagine-nous... Plus aucun obstacle, le monde mangerait dans notre main...

— Mais pourquoi moi ? L'une de tes blondes ferait très bien l'affaire !

— Non, c'est toi qu'il me faut. Personne n'avait su me donner tant de fil à retordre. Tu es une recrue de choix, je me tue à te le dire.

Son discours m'effraie, plus que jamais je sais qu'il ne me lâchera pas. Mon désespoir redouble. Cyrians m'assure dans sa lettre que ses Perpetrator savent que rien n'est possible entre lui et moi... Mon destin est-il déjà écrit ? Suis-je née pour être une Arnétikos ? Ma vie doit-elle inéluctablement m'échapper à ce point ? Comment accepter l'idée que cette décision ne soit pas de mon ressort ? Tandis que je suis plongée dans mes pensées, Paris s'affole. Trois camionnettes de pompiers passent dans la rue derrière nous à toute allure et sirènes hurlantes, suivies de près par deux fourgonnettes blindées. Une étincelle passe dans les yeux de Tristan, et un sourire sadique s'affiche sur ses lèvres. Dans un souffle, il murmure :

— Voilà enfin un peu d'action. En route.

*  *  *

Quand nous arrivons rue Falguière, l'agitation est à son comble. J'ignore encore pourquoi Tristan m'a traînée jusqu'ici, mais le connaissant, je suis plutôt inquiète. Les pompiers et quelques flics ont créé un périmètre de sécurité. Plusieurs caméras, appareils photo et journalistes sont déjà sur place. Il se passe quelque chose de sérieux, je n'en doute plus. Tristan est surexcité. Nous nous retirons sur le trottoir qui fait face à ce tumulte. Beaucoup de curieux se sont agglutinés là, et nous nous mettons un peu à l'écart.

— Mais enfin, qu'est-ce qui se passe, Tristan ? Réponds-moi.

— Bah lève les yeux ! Tu ne vois pas que tous les gens regardent en l'air ?

Impressionnée par le fourmillement de cette foule dans la petite rue, je n'avais pas pensé à les imiter et à lever les yeux. Mais en suivant la direction indiquée par leurs regards, je comprends l'horreur de la situation.

Une silhouette humaine, probablement un homme un peu enrobé, se dresse au sommet d'un immeuble, comme une apparition. Il semble se tenir des deux mains à une antenne ou un truc du genre. Son équilibre doit être fragile : il se balance légèrement selon la direction du souffle du vent.

— Mais c'est qui ? Qu'est-ce qu'il fout là-haut ?

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant