Chapitre 32 : Meurtre

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- Mais c'est qui ? Et qu'est-ce qu'il fout là-haut ?

Tristan ne répond pas, fasciné par la scène. Mais les gens autour de moi sont plus bavards. Je capte des bribes de conversations. Les mêmes mots reviennent toujours. «Il va sauter», «Se suicider comme ça, en pleine rue, faut vraiment le vouloir !», «Ils devraient élargir le périmètre : faut pas que des enfants voient ça», «Mais qu'est-ce qu'ils attendent, ils vont finir par aller le chercher alors ?». Je lève la tête vers l'homme. Je compte six étages. Impossible de discerner son visage. Je porte ma main à mon front pour que le soleil m'éblouisse moins, mais je ne distingue toujours pas ses traits. Impossible de savoir dans quel état d'esprit se trouve cet homme. Je suis terrifiée. Comment imaginer que ce genre de scène puisse se produire en pleine ville, ici. Mon regard se porte sur Tristan.

— Arrête de sourire ! C'est toi, hein ? C'est toi le responsable ?

Il m'attrape par le bras et murmure à mon oreille.

— Tais-toi, enfin, qu'est-ce que tu racontes ? Tu veux savoir si c'est moi qui l'ai déposé là-haut ? Eh bien non ! Tu veux savoir si c'est sous mon influence qu'il a décidé d'en finir ? Oui, non, peut-être... Et après ?

Tournant le dos au spectacle, je le frappe en plein torse des deux poings avec acharnement.

— Je te hais, tu es un monstre ! Je veux partir, tu entends ? Je ne veux pas voir ça. On s'en va, tu as compris, je ne resterai pas. Tu es un monstre ! Comment pouvons-nous tous rester là sans rien faire !? Nous sommes des monstres ! Arrêtez tous de regarder !

Les gens autour de moi m'observent d'un mauvais œil. Tristan bondit sur moi et presse la paume de sa main contre mes lèvres pour me contraindre à me taire. Je lutte quelques secondes à peine, avant de me rendre, impuissante. Il m'entraîne un peu plus à l'écart, et je le suis avec soulagement. Mais tandis que je continue à m'éloigner, il m'attrape par le bras et le retourne dans mon dos. Je me débats légèrement mais renonce rapidement lorsqu'il commence à remonter mon bras vers ma nuque, tordant douloureusement mon corps. Son souffle dans mon cou me brûle la peau. Je tente de tourner la tête pour croiser son regard, en vain.

— Arrête, tu vas me casser le bras ! Tu me fais mal, lâche-moi !

Je sens son étreinte se resserrer et son corps faire pression sur le mien. Cette présence dans mon dos est un supplice, mais je ne peux me débattre sans souffrir davantage encore. Tandis qu'il me tient contre lui, je perçois le renflement de son entre-jambe. D'une main, il attrape mon menton et lève mon visage vers l'homme sur le toit. Il murmure à mon oreille.

— Calme-toi. Regarde, Émy. Savoure avec moi, c'est un moment rare. Regarde cet homme, il va sauter, sous nos yeux.

— Je ne veux pas, je t'en prie, s'il te plait...

Il n'écoute pas mes pleurnicheries. Son étreinte ne se relâche pas.

— Pense à Cyrians, Émy. Pense à ces gens qui t'abandonnent. Tu l'aimais sincèrement, vois le résultat. Les sentiments ne sont jamais purs Émy, il ne vaut pas mieux que les autres.

Je déglutis péniblement, entre deux sanglots. Son ton se durcit, la folie furieuse colore le timbre de sa voix. Il crie dans mon oreille.

— Écoute-moi ! Ce que je te demande est simple ! C'est la solution à tous tes problèmes ! Ce type, c'est toi qui va l'aider ! Il ne sautera pas tout seul, pas aujourd'hui, parce que tu es là. C'est toi qui va le pousser dans le vide.

— Non, non...

— Émy on y est. Je te libère tout de suite après. Libère-toi. Tends ta main, comme ça, on y va.

Sa voix se fait douce et chaude, il prend ma main libre et la tend en avant, nos doigts entremêlés.

— C'est simple. Fais-le. Donne l'impulsion. Ce type ne mérite pas de vivre, je te l'assure. Je suis certain qu'il frappe sa femme, tyrannise ses gosses... Ce type est un salaud. Pense à ton père, Émy. Ce connard qui s'est barré quand il a su que ta mère était enceinte. Venge ta mère, Émy... Quoi ? Tu veux qu'il rentre tranquillement chez lui, qu'il retourne cogner sur la pauvre loque qui lui sert de femme ? Pourquoi crois-tu qu'il est monté là-haut ? Lui-même ne se supporte plus... Pense à cette femme, quand les coups pleuvent sur elle, et qu'elle se recroqueville dans un coin... Il n'a pas de pitié. Tu ne veux quand même pas être responsable de ça ? Tu ne veux quand même pas qu'il continue ? Hein ?

Le bras qu'il tord dans mon dos parcourt un centimètre de plus vers ma nuque, je gémis. L'autre bras toujours tendu en avant, je bouge brusquement mes doigts, fendant l'air et poussant un objet imaginaire. Immédiatement, le type perd l'équilibre et plonge en avant, déclenchant un cri de surprise dans l'assemblée. Tout devient confus. Les hommes qui s'agitaient dans le périmètre devant l'immeuble s'arrêtent net. À la surprise succède l'horreur. Des cris stridents s'élèvent de part et d'autre et un mouvement de panique s'empare de la foule devant nous. Le cadavre de l'homme pend comme la carcasse d'un pantin désarticulé, le torse perforé, embroché sur le sommet acéré d'un réverbère. Tristan me relâche d'un coup, et je vacille. Je retrouve l'équilibre in extremis, m'appuyant sur un mur. Je vomis brusquement, sans avoir senti la nausée monter en moi. Tristan me regarde, radieux et souriant.

— Tu sais ma belle, j'ignore tout de cet homme. C'était probablement un excellent père de famille, tout ce qu'il y a de plus exemplaire. Il aura fait faillite, et sera monté sur le toit par désespoir, ou un truc dans le genre. On s'en fout, hein ?

Il part d'un rire tonitruant, tandis que je vomis de plus belle. L'agitation autour de moi me paraît soudain lointaine, j'entends les bruits de façon atténuée : les sirènes et les gens qui crient, les ordres des pompiers et des flics, les véhicules qui arrivent ou repartent, la foule qui doit évacuer. Dans un état second, je regarde autour de moi. Tous n'est que brume, je ne distingue même pas Tristan.

Prise d'un élan désespéré, je me faufile dans la première rue qui s'ouvre devant moi et cours sans comprendre comment j'y parviens. Le visage ruisselant de larmes, je cours et m'asphyxie, incapable de remplir mes poumons convenablement. Tout est confus dans ma tête, les images et les paroles se mêlent les unes aux autres, je ne parviens plus à réfléchir. Sans l'avoir voulu consciemment, je me retrouve devant mon immeuble. Je m'engouffre dans le hall et monte dans l'ascenseur, essoufflée comme jamais. Je retrouve progressivement le contrôle de mes pensées, et tente de raisonner. Je dois agir, ne pas me laisser submerger. Mais que faire ? Quelles possibilités s'offrent à moi ?

J'ouvre la porte, les mains tremblantes, prête à me jeter dans les bras d'Isa. Mais elle n'est pas là. Elle a laissé un mot : elle est partie rejoindre Stéphane. Tant mieux, je suis une Arnétikos, j'aurais pu lui faire du mal, j'ai tué un homme. Je dois disparaître, je suis nuisible. Je dois mourir de la manière dont je l'ai tué, il faut sauter. Ce sera bref, rapide. Je retourne le mot d'Isa et prends un stylo. Comment lui expliquer mon geste ? Comment me justifier ? Aucune importance, je vais juste lui témoigner mon amour et ma reconnaissance, pour éviter qu'elle ne culpabilise. Mais c'est moi qui culpabilise maintenant : je me sens cruelle de l'abandonner, de la laisser seule, elle qui n'avait que moi. Pourvu que Stéphane prenne soin d'elle et l'aide à surmonter cette épreuve.

Ma Chère Isa,

On frappe brutalement à la porte. Je sursaute et mon cœur se serre : Tristan ? J'approche de l'entrée à pas feutrés. La porte est de nouveau ébranlée sous les coups, à tel point que je me demande si elle ne va pas sortir de ces gons.

— Émy, ouvre MAINTENANT !

Ce n'est pas la voix de Tristan. C'est celle de...

STATERA MUNDIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant